"Kinatay" de Brillante Mendoza : La réalité qui vous explose en pleine gueule :

Publié le par Nostalgic-du-cool

  Brillante Mendoza est une figure à part dans le paysage du cinéma asiatique. D'abord, parce qu'il est un réalisateur philippin qui a su en quelques films braquer les regards sur ce pays à la production cinématographique relativement méconnue. Ensuite, parce que son cinéma, un cinéma "social" dans le sens le plus radical et exigeant du terme, se construit selon une rhétorique et une écriture qui lui est purement propre et, il faut le dire, assez fascinante.

Brillante Mendoza. Equation

Issu du monde de la publicité, le cinéaste s'est très vite imposé dans les festivals internationaux, avant d'être repêché par Cannes, où il a chaque année fait sensation (parfois fait scandale de manière plus ou moins justifiée...). Ainsi, de "John John" en passant par "Serbis" et puis par son dernier film "Lola", Mendoza a constitué une véritable étude minutieuse, foisonnante et lucide sur la société philippine. Analysant les rapports entre les individus, le rôle de l'argent, la place de la solidarité et des valeurs dans sa société, plongeant sa caméra au coeur même des rues bouillonnantes et assourdissantes de Manille, ou dans les bidonvilles poisseux et délabrés, le "cinéma-vérité" de Mendoza impose le respect par son extrême rigueur, par un refus au démonstratif, à l'explicatif, ou au psychologisme, pour ne faire parler que la vérité-vraie dans ce qu'elle a de spontanée, d'inattendue et de saisissante.

     "Kinatay" (en français "Massacre"), son avant-dernier film depuis "Lola", a été récompensé il y a un an d'un prix de la Mise en scène à Cannes par le jury présidé par Isabelle Huppert. Se situant dans la droite lignée de ces précédents films, "Kinatay" constitue une continuité mais aussi une rupture radicale et profonde, puisque Mendoza s'écarte quelque peu du cinéma social pour plonger au coeur même du cinéma de genre : le thriller. Le film raconte l'histoire de Peping, un jeune étudiant en criminologie de 20 ans, qui arrondie ses fins de mois comme homme à tout faire pour un petit gang local de Manille. Jeune marié, père d'un enfant et habitant dans le quartier pauvre de la ville, il a besoin de toujours plus d'argent. C'est ainsi qu'un soir celui-ci accepte une mission particulièrement bien rémunérée proposée par son ami Abyong. Ce qu'il ne sait pas encore, c'est que cette mission consiste à tuer une femme...

Equation

    "Kinatay" se construit selon une bi-partition : la première partie du film plonge le spectateur en terrain connu. On retrouve les composantes du cinéma de Mendoza : peinture du quotidien, des bidonvilles, d'un univers précis et foisonnant, avec ces successions de plans filmés caméra à l'épaule montrant la ville dans ce qu'elle a de prosaïque et d'immédiat (les marchants sur rue, les enfants qui jouent, les scooters et les voitures qui circulent dans un ballet incessant et un vacarme assourdissant) et au milieu de tout ceci, le personnage principal, sa famille, la vision d'un bonheur en pleine construction (scène de mariage, fête familiale, discussions, beuveries, projets d'avenir...). Pendant près d'une demi-heure, rien de bien nouveau sous le soleil comme on dit. Mendoza nous ressert une énième fois les mêmes images, les mêmes idées et le spectateur se vautre tranquillement dans ses certitudes. Mais ce que veut nous montrer Mendoza est ailleurs, et c'est ce que nous allons découvrir avec étonnement, surprise, et surtout horreur, dans la seconde partie qui survient brutalement, en totale rupture avec ce qui précède. Le jour fait subitement place à la nuit sombre et angoissante. Les perspectives sont changées, les lieux sont les mêmes que tout à l'heure mais tout semble métamorphosé. Le film se construit ainsi sur cette dualité confondante, entre le jour et la nuit, deux univers radicalement autres, où tout est tellement différent. Reste le personnage principal, qui devient le seul port d'attache du spectateur, sur lequel il se repose, et qu'il va suivre pendant près de deux heures de folie et de terreur.

     Ainsi la rupture, en plus d'être une question de genre et d'environnement, devient aussi une rupture narrative et de mise en scène. Ici les choses sont plus complexes que de coutume. Le spectateur épouse pleinement le regard et la perception de Peping, et le film se veut presque filmé en caméra subjective. Ainsi, le parcours de Peping devient le parcours du spectateur, et le film prend ainsi une dimension de trip, de voyage à travers la nuit reconstituée avec minutie et précision. Mendoza ne nous montre pas seulement la ville, il ne nous décrit pas seulement cette nuit d'enfer, il nous la fait pleinement vivre et sentir par la puissance de sa mise en scène. Rarement mise en scène n'aura été aussi immersive : on retrouve ce même regard au plus près du bitume sale et poussiéreux que dans un "Taxi Driver" de Scorsese ou un "P.T.U. : Police Tactical Unit" de Johnnie To avec ces banlieues urbaines où la violence est banalisée et transpire de partout. Mais toute cette rhétorique du film noir (types louches aux méthodes expéditives, prostituées, drogue, police, ...) se voit couplée à la propre rhétorique cinématographique de Mendoza, et c'est  là que ce joue le tour de force de la mise en scène et de tout le film. En collant sa caméra aux basques de Péping, en reconstituant ses moindres déplacements, chaque étape, chaque glissement de son voyage au bout de la nuit, Mendoza démontre toute la puissance de sa mise en scène. Il s'agit ici en s'attachant pendant deux heures à un personnage, de nous faire vivre, de nous rendre crédible, compréhensible, de nous faire sentir toute la vérité, toute la véracité de son expérience, de sorte presque à ce qu'elle devienne nôtre. Ainsi, dès lors que le personnage accepte sa mission, le spectateur lui-même s'engage à le suivre jusqu'au bout. D'une certaine manière, c'est une sorte de contrat qui se signe entre le personnage et le spectateur, indissociables l'un l'autre, un peu comme on a pu le voir dans le "Funny Games" de Michael Haneke lorsque les personnages s'adressent à la caméra pour demander au spectateur s'il veut continuer. Une fois embarqués, nous ne n'avons plus le choix que d'aller jusqu'au bout, qu'elle qu'en soit le prix.

Coco Martin. Equation

       Et le prix sera lourd pour Péping comme pour le spectateur, emmenés sans le savoir et sans le vouloir réellement dans une partie de massacre (comme le titre "Kinatay" l'indiquait de manière quasi-provocatrice) à la violence extrême, voir même insoutenable, tant cette exigence de vérité totale se traduit ici aussi par une violence décomplexée et montrée de la façon la plus brutale, dans sa réalité la plus scandaleuse. Il ne fait aucun doute que Mendoza a en partie réalisé ce film en guise de provocation, pour choquer, mais il serait sans doute excessif, quoique tentant, de qualifier la violence du film de gratuite : elle fait partie de ce que le film veut démontrer, et le regard parfois complaisant, parfois voyeuriste porté sur la violence montre la fascination totale qu'elle exerce sur le personnage et sur le spectateur qui découvrent ce Mal insoupçonné. Ainsi Mendoza se lance dans un exercice de provoc' mais pas pour autant dénué d'intelligence.

     Le film à travers la descente aux enfers de son personnage dépeint la déchéance et la déliquescence morale de la société philippine ravagée de l'intérieur, cultivant le crime et la délinquance. "Si on est flic, on gagne à peine de quoi vivre" dit le chef du gang à Péping. L'honnêteté et l'intégrité ne paient pas. Les hommes bons finissent comme ces pauvres que l'on voit au début du film dans les bidonvilles, miséreux et sales. Et Péping se fait le représentant de cette jeune génération de philippins pleins d'ambitions et de rêves qui ne comptent que sur l'argent comme seule promesse de bonheur (ce que montre subtilement Mendoza dans la première partie du film : Péping ne parle et ne jure que sur l'argent). Aussi le constat devient toujours le même que dans ces autres films : nous montrer les ravages de l'argent dans la société. L'argent devient ce qui légitime la vie d'un individu (et si on ne peut pas payer, et bien on finit découpé en morceaux...), ce qui rend possible l'existence, le confort matériel de l'homme dans la société. On le verra bien aussi dans "Lola" : l'argent est un passe-droit et la société ne s'intéresse à l'individu que s'il a de quoi payer. Les liens sociaux et les rapports entre individus ne sont plus que gouvernés par ces billets que l'on s'échange....Aussi émerge la question angoissée de Mendoza : et la morale dans tout ça ? Et bien la morale, on l'affiche sur des panneaux de pub sur le bord des routes ou sur des tee-shirts, et puis c'est tout. Et c'est ce que montre le voyage initiatique de Péping, qui devient témoin mais aussi complice de la violence, qui découvre le Mal dans toute son horreur et sa banalité, et perd par la même son innocence et son intégrité, qui "une fois perdue, ne se retrouve jamais" comme on peut le lire sur son tee-shirt de l'académie de criminologie. Et au spectateur lui-même d'assister mi-témoin mi-complice à cette mise à mort implacable, presque hors de soi comme dans un cauchemar horrifique, gore et trash. Le film d'ailleurs surfe énormément sur le genre du film d'horreur, jouant sur le rythme, les nerfs du spectateur, faisant surgir par surprise des explosions fulgurantes et terrifiantes de violence.

Coco Martin. Equation

      C'est ainsi dans tout ceci, en pratiquant une continuité et en même temps une refondation radicale et drastique de son cinéma que Mendoza réalise un véritable tour de force, certes pas exempté de défauts, certes parfois bancal et maladroit. Mais c'est cette capacité à se mettre en danger, à prendre des risques, à jouer au poker qui caractérise souvent les grands metteurs en scène. Comment Mendoza ne pourrait-il pas en faire partie après cela ?
 
                                       Ichimonji


Publié dans Films

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