"Mother" de Bong Joon-Ho : famille, je vous aime

Publié le par Nostalgic-du-cool

Le cinéma de Bong Joon-Ho est à l'heure actuelle l'un des plus intéressants que le cinéma coréen a à nous offrir. Issu de la même génération d'auteurs enragés tels Park Chan-Wook, Kim Ki-Duk ou Im Sang-Soo, qui se sont révélés à la face du monde dans le début des années 2000, Bong a construit en l'espace de seulement 5 films, réalisés de 2002 à 2009 une filmographie surprenante, un univers tellement personnel et inattendu, bref, une oeuvre à part entière. Ce qui frappe d'entrée, c'est l'hétéroclysme du bonhomme et son aptitude à jouer avec les genres, les codes, les préjugés pour mieux surprendre le spectateur à son propre jeu. De la comédie satirique ("Barking Dogs") au film de serial killer, genre que l'on croyait épuisé depuis bien longtemps ("Memories of Murder"), en passant par le film de monstre, blockbuster populaire ("The host"), Bong a démontré qu'il était avant tout un auteur libre, indépendant, affranchi du système et affranchi des règles du cinéma. La prise de risque est à chaque fois maximale chez Bong, tant au niveau de l'écriture que de la mise en scène, et nous assistons à un cinéma en perpétuel renouveau...

Won Bin. Diaphana Films

L'attente que suscitait donc son dernier film est plus que justifiée, d'autant plus que la croisette du Festival de Cannes en 2009 lui a réservé un fort bel accueil (en sélection Un Certain Regard toutefois, ce qui est assez idiot alors que son comparse Park Chan-Wook, lui, en est reparti deux fois primé en sélection officielle en 2004 et 2009...). Ainsi, penchons nous un peu plus sur le dernier bébé du réalisateur, sobrement intitulé "Mother". "Mother", c'est l'histoire d'une mère (interprétée par Kim Hye-Ja, sublime), une mère comme les autres, qui s'occupe depuis tant d'années avec dévotion et sacrifices de son rejeton, Do-Joon (Won Bin impeccable dans ce rôle assez inattendu) attardé mental irresponsable et fragile, qui s'entête du haut de ses 27 ans à prouver sa virilité. D'un tempérament difficile, il se retrouve souvent mêlé malgré lui dans des petites affaires de délinquance avec son ami Jin-Tae. Un jour, le cadavre d'une lycéenne est retrouvé et la police, qui mène l'enquête, soupçonne Do-Joon d'en être le coupable. Celui-ci est arrêté et forcé à signer des aveux. Sa mère, persuadée de son innocence, décide de mener l'enquête elle-même face à l'incompétence des forces policières et de son avocat.

 

Il nous est difficile de classer "Mother" dans un genre en particulier. Là où "Memories of Murder" ou encore "The Host" répondaient à une classification assez nette (qui n'empêchait tout de même pas un mélange étonnant de noirceur, d'humour et de satire sociale aujourd'hui marque de fabrique de Bong Joon-Ho), "Mother", lui, nous donne plus de mal. Même si la trame principale fait nettement référence au thriller, avec donc une enquête et la recherche d'un coupable, il n'en est pas moins que ce qui nous est donné à voir à travers la trajectoire de cette mère-courage, c'est également un drame, avec l'exploration du liens mère-fils face à une situation donnée, mais c'est aussi une satire sociale indéniable, comme on peut aussi le trouver très clairement dans "Barking Dogs". En résulte un film étonnant, qui surprend, dérange et fascine constamment.

 
Kim Hye-Ja. Diaphana Films

Plus encore que les précédents films de Bong qui présentaient une narration assez linéaire et lisible, "Mother" est un circuit totalement inattendu, fait de détours, de sursauts, de retour en arrière, de poursuites et d'errances. Tout ceci se veut appuyé par une narration des plus originale, très travaillée, qui joue constamment avec les personnages et le spectateur, sur les attentes et les croyances de ceux-ci, qui multiplie les points de vue, pour mieux instaurer le doute, et prend les personnages et les spectateurs à leur propre jeu, pour mieux les perdre et les piéger. Bong démontre avec ce film plus encore qu'avec les précédents son intelligence scénaristique, sa sensibilité extrême face à la construction et l'élaboration d'un récit, et l'art indéniable qu'il détient pour jouer avec le spectateur, pour le prendre par la main....et ainsi mieux le jeter dans le fossé, complètement hagard, perdu, les yeux écarquillés de surprise et d'horreur.

 

Mais s'il surprend autant, c'est parce que "Mother" joue non seulement avec les genres, mais aussi avec le propre cinéma de Bong Joon-Ho. Le film peut se lire comme une espèce de film-somme : impossible de ne pas penser à "Memories of Murder" avec cette même description mordante des forces policières brutales et incompétentes (voir la scène d'interrogatoire qui semble tout droit sorti du fameux thriller de 2004), ou justement cette enquête policière au coeur d'un village de campagne plein de rumeurs, de légendes, d'histoires souterraines malsaines et obscures. Impossible non plus, de ne pas penser à "The Host" avec cette vision des plus cynique d'une société irresponsable, abrutie, vautrée, avachie sur elle-même, véritable souillure qui pollue la planète (voir la grand-mère qui jette sa bouteille d'alcool de riz dans la forêt, ou encore toutes ses ruines urbaines ici et là, avec cette fête foraine abandonnée et cette décharge à ciel ouvert qui prend feu à la fin du film). Enfin, impossible non plus, de ne pas penser à "Barking Dogs" avec cette critique acerbe à l'ironie mordante de la société coréenne, profondément corrompue (le personnage de l'avocat est tout à fait savoureux de malhonnêteté et d'hypocrisie) et des individus qui ne sont souvent mus que par l'appât du gain, de l'argent et du profit (cf le personnage de Jin-Tae, ami de Do-Joon certes, mais opportuniste qui n'hésite pas à profiter de la détresse de la mère pour lui soutirer de l'argent en échange de son aide, ce qui lui permettra au final de s'offrir un joli costard et une berline flambant-neuve...).

 
Kim Hye-Ja. Diaphana Films

Enfin, un élément déterminant qui poursuit la réflexion des précédents films de Bong Joon-Ho, c'est ce regard qu'il porte sur la famille et l'exploration de la nature du lien familial. Là où dans "Barking Dogs", la famille en devenir (le mari cherche un travail et sa femme est enceinte) est vue comme un fardeau par le personnage principal, du fait des responsabilités trop lourdes qu'elle recouvre, là où dans "Memories of Murder", celle-ci est mise de côté du fait de l'enquête et de cette fascination qu'exerce le Mal sur le policier, enfin, là où dans "The Host", la famille est une cellule au bord de l'implosion du fait de l'irresponsabilité du père, et bien "Mother" secoue tout ceci et en fait sa propre vision de la famille, et plus particulièrement du lien maternel. Bong explore la folie extrême, le pouvoir de négation du réel, de la vérité qui s'y loge. Tout le long du film, la foi de la mère en l'innocence de son fils est indestructible, indissoluble, malgré les preuves, malgré les signes. Et à celle-ci, niant la vérité, niant la réalité, de poursuivre son enquête, de se reconstruire une autre réalité, un autre coupable. Dans "Mother", le Mal n'est plus extérieur comme dans "Memories of Murder" où les policiers étaient dépassés par celui-ci. Non, ici, le Mal est intérieur, et émane directement du lien familial, du lien horriblement étroit et ambigu qui uni une mère à son fils, lien absolu, total, aveugle, et totalement déconnecté à toute rationalité, à toute logique, si ce n'est la tyrannie de l'affection. C'est un lien presque organique ("Toi, c'est moi" dira la mère à son fils) à la sexualité des plus ambigüe (lorsque le fils urine au bord de la route, la mère s'approche et regarde le sexe de son fils. De plus, les deux dorment dans le même lit et le fils dira au cours du film qu'il a déjà couché avec sa mère...Plus qu'une citation qu'on pourrait trouver assez grossière du complexe d'Oedipe, Bong cherche plus ici à suggérer cette ambiguïté dans le lien qui uni la mère et le fils, lien affectif certes, mais qui ne saurait être dénué d'une charge sexuelle, d'autant que le père se veut totalement absent du film, point d'interrogation qui n'est abordé à aucun moment...). En ressort ainsi une vision animale et bestiale de la famille. La mère protège bec et ongle son fils, telle une louve ses petits. Cette bestialité est d'ailleurs un leitmotiv des films de Bong. Les personnages ont des physiques souvent bestiaux, aux caractères brutaux et impulsifs, ce que la mère révélera petit à petit, jusqu'au meurtre...


Won Bin. Diaphana Films 

Ainsi, lorsque la vérité éclatera, insoutenable, insupportable, que peut-il bien se passer vis-à-vis de ce lien ? Et bien rien, si ce n'est une négation encore plus sourde, désespérée, hystérique de la vérité. Et au film de s'achever sur une note d'ironie et de cynisme superbe, rarement égalée. "Mother" se fait ainsi le récit d'une faillite, celle de la société, celle de la famille, et tout ceci ne peut s'ouvrir et s'achever que par une danse sourde, pour tout nier en bloc, tout oublier, et jouir par dessus tout.

 

En une période où le cinéma coréen commençait un peu à faiblir (voir les demi-déceptions qu'ont constitué le dernier Park Chan-Wook, et le dernier Kim Jee-Woon), Bong Joon-Ho nous rassure et nous prouve -s'il en avait encore réellement besoin- qu'il est un grand maitre à suivre de très très près, avec une attention toute particulière.

 

Ichimonji

 



Publié dans Corée

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