As Tears go by, Wong Kar wai 1.0

Publié le par Nostalgic-du-cool

« As tears go by » de Wong Kar-Waï : Wong Kar-Waï 1.0 :




Il est toujours intéressant de revoir plusieurs années après la première oeuvre d'un réalisateur. Intéressant car elle permet de se rendre compte de tout ce que ce réalisateur pouvait promettre, de saisir tout ce qui faisait sa fraicheur, son identité et son originalité quand on l'a découvert pour la première fois. Mais c'est aussi l'occasion de voir tout le chemin accomplit depuis, jusqu'à la pleine maturité de l'artiste en question.

Et c'est probablement pour cela que l'on regarde aujourd'hui avec un étonnement certain le tout premier film de Wong Kar-Waï sorti en 1988, « As tears go by ». Film de commande, libre remake d'un classique du cinéma américain -le « Mean Streets » de Martin Scorsese- « As tears go by » n'est rien de plus qu'un polar urbain délicieusement kitsch et 80's, très influencé par le cinéma US, mais déjà fortement traversé par la patte esthétique de Wong, et par un certain nombre de ses figures narratives et de ses thématiques fétiches. Et c'est sans doute pour cela que le film marque : parce que Wong Kar-Waï réussi à la fois à produire un remake efficace qui nous fait retrouver le rythme fiévreux et le montage frénétique et très libre de Scorsese, tout en « parasitant » son polar par ses propres préoccupations. En effet, rien ne semble distinguer sur le plan de l'intrigue principale le film de Wong de l'original de Scorsese : on suit à travers Hong-Kong les errances d'Ah Wah (interprété par la star Andy Lau) et de son acolyte Fly (Jackie Cheung), deux petits malfrats qui cherchent à gagner le respect des grands pontes des Triades en accomplissant vols et règlements de compte. Mais les excès de Fly, ses dettes et son caractère incontrôlable et provocateur menacent leur ascension. Parallèlement, Ah Wah se voit contraint d'héberger une lointaine cousine venue de province, Ngor (interprétée par Maggie Cheung, future muse du réalisateur) qui doit se faire soigner par un médecin de la ville. Va se tisser entre eux une relation timide et discrète. Mais une fois soignée, Ngor retourne dans son village de province. Ah Wa est donc contraint de faire un choix : ou bien il rejoint Ngor et abandonne sa vie de gangster, ou bien il continue à poursuivre ses ambitions en menant une vie de plus en plus dangereuse...

 

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Comme dit précédemment, on retrouve dans « As tears go by » des traits stylistiques de « Mean Streets » : une caméra à l'épaule plongée dans les rues bouillonnantes de Hong-Kong, l'exploration d'un univers viril violent et impitoyable, et le dilemme d'un personnage qui doit choisir entre deux voies, deux façons de vivre...et ça s'arrête là. Car Wong Kar-Waï le sait, il n'est pas Scorsese, aussi épure-t'il son récit des préoccupations morales et religieuses du metteur en scène new-yorkais : Andy Lau n'est pas un nouveau Harvey Keitel rongé par la culpabilité (en aurait-il déjà les moyens...) et Jackie Cheung est encore moins un équivalent au Johnny Boy interprété par Robert de Niro. Nul exploration religieuse et morale ici, juste un film de genre qui suit un personnage pris dans un « entre-deux » sur lequel le film bâti sa dualité : l'univers masculin et violent de la ville, et l'univers paisible et féminin de cette île de province où Ngor attend continuellement Ah Wah et s'ennuie.

C'est d'ailleurs cette dualité qui fait tout le charme et l'intérêt de « As tears go by » : en effet, on sait aujourd'hui que les incursions de Wong Kar-Waï dans le cinéma de genre ont été des plus rares (comptons le wu xia « Les Cendres du temps »...et c'est à peu près tout) et il est vraiment surprenant de voir l'esthète hongkongais -dont on connait le goût à filmer les petits riens, les moments prosaïques, les errances sentimentales comme dans « In the mood for love » par exemple- filmer ici des pures scènes de baston sèches et brutales, des règlements de compte, et autres explosions de violence étonnantes. Ainsi on retrouve toute la grammaire du polar : une intrigue (le film est le plus narratif de la filmographie de Wong) centrée autour d'un groupe d'hommes -on ne compte que deux personnages féminins dans tout le film, dont un est un second rôle, chose étonnante puisque le cinéma du réalisateur hongkongais a toujours mis les femmes au centre de ses préoccupations-, des truands, des flics, des questions d'honneur et de respectabilité etc...

Mais d'un autre côté, Wong Kar-Waï nous dit que l'intérêt de son film est ailleurs : il réside non pas dans l'intrigue de polar somme toute classique et banale qu'il nous raconte, mais plutôt dans les séquences intimistes entre Ah Wah et Ngor, parenthèses paisibles et bucoliques dans la vie mouvementée de notre héros. C'est dans ces brefs instants que l'on retrouve la marque du réalisateur, instants quasi-insignifiants, qui ne font nullement avancer la trame narrative, qui ne sont là que pour eux-mêmes, purs moments intimes où le couple se retrouve et oublie toute la violence du monde. Et c'est ce qui fait de ces séquences des moments de cinéma précieux, car elles préfigurent furtivement mais durablement ce que sera le cinéma de Wong Kar-Waï : un cinéma du sentiment indicible, du sentiment d'abord insoupçonné mais qui nait et grandit au sein des personnages qui finissent possédés par l'amour. En effet, lorsque Ngor vient habiter au début du film chez Ah Wah, il ne se passe quasiment rien. Ce n'est que parce que Ah Wah pense continuellement à sa cousine une fois qu'elle est partie, qu'il comprend qu'il l'aime et qu'il la rejoint... Mais le cinéma de Wong Kar-Waï est aussi et surtout un cinéma sur la séparation et les retrouvailles, un cinéma sur des êtres éloignés par l'espace et le temps. Que l'on pense aux deux couples de « Chungking Express » qui se croisent, se fuient, s'oublient, se retrouvent et se perdent au sein de Hong Kong, ou encore à l'errance sentimentale de Monsieur Chow, le personnage de « In the mood for love » et de « 2046 » -qui dit que l'on rate l'âme soeur si on la croise trop tôt ou trop tard-, les films de Wong Kar-Waï sont habités par ces deux pôles qui font l'essence même du cinéma : l'espace et le temps. Et c'est ce qui fait de son oeuvre un travail de pur style, quitte à être accusé de faire des films artificiels, précieux ou esthétisants. Car en effet, se dresse entre Ah Wah et Ngor tout un monde, celui des Triades, et en particulier un homme, Fly. Et c'est entre ces deux êtres, le frère de clan et la belle cousine, que le coeur d'Ah Wah va balancer, sans pouvoir choisir. Les voyages en bus sur fond de bord de mer ponctuant le film marquent la transition entre les deux univers, font le pont entre la ville et les Triades, et l'île et Ngor. La mer semble ainsi symboliser cette séparation physique et l'éloignement de deux êtres qui appartiennent à des univers opposés et qui ne peuvent se rejoindre pleinement.

 

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Sur le plan narratif, si la chronologie de « As tears go by » reste assez linéaire et classique et assurément la moins complexe comparée aux oeuvres futures du réalisateur, il n'en reste pas moins que c'est en jouant sur les ellipses, les répétitions (règlements de compte, bagarres, et visites sur l'île), et sur les allées et retours entre la province et la ville que Wong Kar-Waï ancre subtilement les émotions contradictoires de ses personnages dans le temps du métrage et dans le spectateur. De sorte que l'on a finalement l'impression que deux films cohabitent dans « As tears go by », chacun régis par un rythme et une atmosphère différentes qui se fondent l'une dans l'autre de manière confondante et délicieuse : le film d'amour envahit le polar de son charme diffus, et c'est dans les moments les plus violents de « As tears go by » que la figure solaire et éternelle de Maggie Cheung nous revient à l'esprit, le corps à l'abandon sur une chaise, contemplant au loin le ciel (image quasi-obsessionnelle dans la filmographie de Wong Kar-Waï puisqu'on la retrouve presque à l'identique dans « In the mood for love » et « 2046 »).

Aussi quant à la mise en scène, on trouve déjà le côté charnel, sensuel du réalisateur, et son goût pour jouer avec les cadres, les reflets, les lumières, les couleurs. Pas encore épaulé par Christopher Doyle, mais accompagné du chef opérateur Andrew Lau (futur réalisateur de la trilogie « Infernal Affairs »), Wong Kar-Waï produit un petit bijou de mise en scène, utilisant la caméra de toutes les manières possibles, aussi bien à l'épaule que pour des travellings (voir celui ébouriffant dans le club de billard), des plans fixes ou des discrets mouvements de caméra. La violence elle-même, quoique brutale, est filmée de manière particulière, avec un temps dilaté, altéré par des ralentis stroboscopiques (ce qui deviendra un cachet chez Wong lorsqu'il filmera une scène d'action) qui donne à la séquence un rythme particulier et une intensité troublante. Quant à la musique dans le film, son utilisation renvoie grandement à ce que Wong fera dans « Chungking Express », avec la répétition inlassable et euphorisante de la chanson California Dreamin' qui ponctue les instants où le couple Tony Leung-Fay Wong se retrouve. Ici, c'est la reprise cantonaise du tube Take my breath away qui marque au milieu du film l'instant où Ah Wah et Ngor se sont embrassés fougueusement pour la première fois. La musique joue donc un rôle décisif en étant un marqueur, un repère émotionnel qui renvoie toujours, par sa répétitivité, à un souvenir, à un moment passé. Elle est le moyen pour les personnages de se souvenir de l'autre, de se raccrocher à son image, et ainsi, de se rapprocher un peu plus de lui, malgré la distance, malgré le temps passé...

Ainsi, au fond, ce qui est si étonnant, c'est de voir dans ce film à quel point Wong Kar-Waï peut-être éloigné de ce qu'il est et de ce qu'il filmera plus tard...mais paradoxalement, c'est aussi de constater que d'hors-et-déjà, Wong Kar-Waï ne fait rien d'autre que du Wong Kar-Waï. Voilà où réside le vrai charme d'« As tears go by », dans la capacité d'un cinéaste à s'emparer d'un matériau qui lui est étranger, et d'y insérer avec simplicité et évidence toute son âme et la richesse de son identité. Ca s'appelle un coup de maitre. La suite, on la connait tous : c'est le parcours d'un des plus grands esthètes vivants du cinéma asiatique.

 

Ichimonji   



Publié dans Chine et HK

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