Les 8 diagrammes de Wu Tang, ou comment un film culte donna son nom à un groupe mythique.
Après les cinq venins, enchaînons avec un autre film monstrueux, dont le nom ne pourra quévoquer pour de nombreux amateurs de rap le fameux groupe américain de Wu Tang Clan. Et en effet, le rapport est direct. Nous lexpliciterons un peu plus tard. Replaçons le métrage dans son contexte de production. 1983. A la direction, Liu Chia Liang. A cette époque, il a déja réalisé sa trilogie sur Shaolin (la 36ème chambre, retour à la 36ème chambre, les disciples de la 36ème chambre ne viendront quen 85), mais aussi ses quelques comédies dont jai eu le loisir de parler ici, soulignant leur moindre qualité (à mon avis), comme My young Auntie, Mad Monkey ; mais aussi et encore le célèbre « Les 18 armes légendaires du Kung Fu où il prouvait son incroyable maîtrise des arts martiaux, dont il prouvait la polyvalence. Mais pour la Shaw brothers, les beaux jours sont passé, la décennie magique des 70s est terminée, et le déclin est engagé. Mais évitons cette vision rétrospective, qui offre de fausses analyses quand à lidée que se faisaient de la situation les gérants du studio, à commencer par son fondateur historique, Run Run Shaw. Chose perçue à lépoque, les problèmes financiers. Pour y remédier, que faire de mieux quappeler le réalisateur phare et au succès jamais démenti pour réaliser un film dans la plus pure tradition de la maison matinée des modes du moment ? ET en effet, il apparaitra plus tard que Liu Chia Liang, en dépit du déclin et de la disparition du studio poursuivra sa carrière jusqu'à aujourdhui, même sil est indéniable que ses plus gros succès et ses meilleurs films cinématographiquement parlant datent de la grande période de la maison de production. Pour lui, les huit poles du Wu Tang ne marquent que le milieu de sa carrière. On peut y voir une antécime de lacmé quil atteindra en 1985 avec le dernier volet de la trilogie Shaolin. Une antécime harassant et éprouvante pour léquipe et le studio.
Le scénario dut en effet être remanié sur une bonne partie lorsque Fu Sheng, lacteur incarnant normalement le héros, mourut dans un accident de voiture. Après plusieurs mois dinterruptions, le tournage repris sur une nouvelle histoire, plaçant cette fois ci le meilleur intérimaire possible pour ce poste, Gordon Liu, frère du réalisateur.
Je ne sais pas si ce drame y est pour quelque chose, mais lhistoire ne ressemble à aucun autre film que jai pu voir de ce réalisateur. Voyons pourquoi :
Les Yang, que lon a déjà croisés (pour leur partie féminine) dans « Les 14 amazones », sont une famille de guerriers réputés et fidèles depuis des générations à lempereur Song. Ils défendent la frontière Nord face aux attaques des mongols. Mais à la cour, un autre général (Pan Mei) intrigue contre eux afin dusurper le pouvoir avec laide des envahisseurs. Il tend ainsi un piège aux 7 frères Yang et à leur père, aidant les ennemis à tous les tuer, à lexception des 5 et 6ème frère (Shen Fu et Gordon Liu). Le premier parvient à regagner le domaine familial dans un état psychologique proche de la folie dont il ne sortira jamais vraiment, le second se réfugie au monastère de la quiétude, sur le mont Taï. La famille Yang est alors assignée à domicile, impuissante, alors que les sbires du général Mei recherchent activement Wu Yang, allant jusqu'à tuer le moine qui venait dapporter des nouvelles à la famille pour le faire parler. Celui-ci étant reclus, le seul moyen de le faire revenir vers ses proches est daller le chercher, ce que fait sa jeune sur (Kara Hui : Infernal Affairs II, My Young auntie, Mad monkey, ) au péril de sa vie. Elle est capturée juste avant darriver, dans une auberge, ou elle parvient tout de même à transmettre le relais à un ancien membre de son armée qui parvient à prévenir Wu Yang. Celui-ci, fort de son nouvel art du bâton (alors que la famille Yang est spécialiste de la lance, lance dont il a coupé la pointe marquant son détachement du monde) il part sauver sa sur et lhonneur de sa famille. Après un combat au cours duquel interviennent opportunément les moines (sans tuer personne, leur technique nétant basée que sur lédentement des loups qui viennent attaquer le monastère), le jeune homme tue le général félon ainsi que ses alliés mongols, puis sen retourne au monastère, laissant à sa sur le soin de retourner à la cour faire la lumière sur laffaire et prouver une fois de plus la loyauté de la famille.
*
Sur le papier, et en une demi page, le scénario de ce film semble en tous point semblable aux mille autres qui ont été écrits entre 1950 et 1990 par les scénaristes de la Shaw. Mais à limage, durant les 90 minutes que durent ce long métrage, la différence éclate, elle crève lécran et est bien visible. Plus quauparavant, les combats sont violents. Sanglants. Pas vraiment réaliste, puisque certains vol planés sont inhumains, mais terriblement bien chorégraphié par le maître Liu Chia Liang qui exprime la une noirceur quon ne lui avait pas encore vue, quil avait sans doute écarté lorsquil réalisait des kung fu comedy. A la différence des autres films comme les « 14 amazones » ou « au bord de leau », le ton évolue dans celui-ci. La mentalité et le genre semblent le suivre. Ainsi, si lors de la première bataille ressortent surtout les aspects héroïques, épiques des combats et de lattitude des combattant, près à se sacrifier pour leur père et leur patrie ; la dernière lutte et le dénouement offre un panorama bien plus sombre et pessimiste du monde des arts martiaux et de la guerre. Liu Chia Liang semble intégrer des réflexions très personnelles sur le sujet, ou est alors influencé par la mort de lacteur Fu Sheng. Quelle quen soit la raison, on est très loin de lhéroïsation du sacrifice à la patrie, de lidéalisation paternaliste de lappareil détat, dont les rouages pourris sont ici dévoilés, alors que les chroniqueurs de lépoque parlaient bien plus de fort développement économique, de multiplication des progrès techniques et de grande richesse culturelle.
Le trait qui a donné, a posteriori cette impression de décadence est le fait que dès le départ, et jusqu'à sa chute trois siècles plus tard. Le pouvoir Song sétant en effet effondré à cause dune politique extérieure pas toujours avisée, payant sa tranquillité par de lourds tributs aux Kitan (que lon voit ici) puis aux Tangoutes (que lon voit dans les 14 amazones, films qui semblent donc postérieur historiquement à celui-ci) ainsi quaux tibétains et mongols, les embauchant dans les armées impériales avant que ceux-ci ne les envahissent et les repoussent plus au Sud, jusqu'à les faire disparaître, installant pour la première fois une dynastie mongole sur le trône impérial (Kubilaï Khan !). Bref le problème de lintégrité du pouvoir central et de son indépendance vis-à-vis des « étrangers » était un thème récurrent.
Alors que lidéologie que lon peut déjà qualifier de nationaliste persistait durant tout le film dans les 14 amazones (et bien dautres films), elle sestompe peu à peu (sans jamais disparaître cependant) chez Liu Chia Liang, pour ne devenir que secondaire, alors que la famille et lhonneur prennent la première place. Ainsi, Wu Yang retourne dans son monastère alors même quil avait par son attitude héroïque et son courage regagné droit de cité à la cour. Il a vu et appris lors de son dernier combat que le monde des hommes était cruel, que lEtat était corrompu et ne valait pas souvent la peine quon se batte pour lui comme abstraction, préférant dès lors sastreindre à la discipline du Bouddha, et désapprendre son passé. Le réalisateur navigue sur une corde raide, en eaux troubles, à la limite de la noirceur absolu et du renoncement. Lhomme, la Chine valent-ils la peine de mourir ? De tuer ? Ne vaut il mieux pas se retirer des vicissitudes du monde « de poussière » pour se consacrer à son éveil spirituel ? On remarquera néanmoins, que comme on lattend, les moines interviennent en faveur du bon et du juste, contournant leur règle de ne pas combattre et de ne pas sinsérer dans les luttes humaines par une pirouette (Mais, Maître, votre vu de non violence ? -Mais nous combattons des loups Wu Yang). Tout nest donc pas si noir, même si le contraste entre lhéroïsme forcené dans lequel succombe une bonne partie de la famille Yang, la tristesse de la matriarche et de ses deux filles, la folie du sixième frère et le retrait du cinquième (qui pour factice quil peut paraître au départ, est en fait bien réel comme on sen aperçoit à la toute fin) des conflits humains et du monde de la guerre ; et lattente quon pouvait avoir devant ce genre de film (« Gnn bastoooooon. Gentil tapeeer, gentil avoir un peu mal puis gentil gagner ! ») est assez déstabilisant. Déstabilisant mais très efficace, génial même. On veut, on anticipe un schéma classique et on tombe sur un film noir, à la happy end très relative. Les morts sont bien mort, lEtat est peut être sauvé, mais Wu Yang sen moque et sen va, encore dépité et amer, espérant retrouver la joie dans la lumière de Bouddha (stade quil na pas encore atteint avant de venger sa famille lorsquil déclare a son supérieur : « Je lève les yeux et Bouddha millumine, je baisse la tête et je pense aux miens ». Ils pensent aux siens, déjà plus à son pays).
Le titre français est assez étrange, dans la mesure ou le Taoïsme ne parle pas de diagrammes mais de trigrammes ou dhexagrammes. Je ne comprend pas le cantonnais, mais le titre anglais (« 8 pole fighter ») ne sapparente pas à la traduction française. Passée cette remarque de pure forme, et qui pourrait (et devrait !) être faite à toutes les traductions de titres de films asiatiques (avec parfois des contresens ou des modifications majeures), venons en au cur du sujet : le taoïsme et ses diagrammes. Le film débute par une prédiction réalisé par la matriarche et quil lui faut interpréter : Sept partant, six revenant. Elle se fait donc à lidée de perdre un fils, très troublée par cette étrange divination. (En fait sept sont partis et seul le sixième fils reviendra) Cette science oraculaire est typique du Yi King, base du taoïsme. On peut aussi ensuite noter le cercle que trace avec son bâton Wu Yang lors du combat contre son supérieur, cercle partagé par une courbe, le faisant ressembler étrangement au symbole Yin/yang, surtout que les deux chaussons du maître sont disposés à lemplacement habituels des petits cercles blancs et noirs
Concernant à nouveau la divination, vous serez surpris dapprendre que Carl Jung y voyait une très bonne manière dextérioriser linconscient
Je narrive pas à établir plus de parallèles que ça entre cette spiritualité très vivante, inspiré des hexagrammes dune carapace de tortue (Pratchett sen serait il inspiré ?), toujours vivace de nos jours et le film dont pourtant le titre semble explicite.
De par le passage du héros du monde des vivant à celui des moines, il reprend la même idée que celle des 36ème chambre, avec des modifications importantes : les héros vient dune grande famille, la chute nen parait que plus brutale vers
la ruine physique et morale qui le pousse à entrer dans les ordres, dune façon la aussi bien plus terrible. La scène notamment ou il se brûle le sommet du crâne -quil vient de raser- avec trois bâtons dencens est assez impressionnante, on sentirai presque la chair brûlée devant son écran
De plus, alors que dans les 36ème chambre le héros ne rentre dans le monastère que pour mieux en ressortir, il nen sort ici que pour mieux sy enfermer.
Je crois avoir dit lessentiel, voici une sorte de conclusion. Les acteurs ne se démarquent pas, ils sont égaux à la réputation de la Shaw de fournir de très bons artistes martiaux et des comédiens tout à fait corrects. Si les effets spéciaux pêchent un peu, notamment lors de la première bataille sur fond gris et où les armes passent visiblement à 30
centimètres des corps des acteurs qui se tordent de douleur, les combats sont parfaitement chorégraphiés, sans génie ni renouvellements majeurs. Enfin, le ton héroïco tragique surprend puis séduit, la noirceur étonne mais ne détonne pas, bien que ce soit à ma connaissance (et je suis loin davoir vu la moitié des films de ce réalisateur) le seul exemple de cette force dans toute la filmographie de Liu Chia Liang, qui incarne dans ce film un chasseur, retraité de larmée de Wan Pei qui se sacrifie pour sauver Wu Yang juste après la bataille introductive.
On comprend alors mieux pourquoi ce film est devenu culte, pourquoi le Wu Tang clan se réclame explicitement de ce long métrage, notamment avec leur cinquième album, 8 diagrams qui tire son nom du film. On peut entendre un extrait du film dans la chanson « Tribute to the 5th brother » du rappeur neuvième prince (autre hommage à un film de la Shaw, Shaolin Prince), frère de RZA. Il est actuellement in jail comme on dit chez lui, sans doute pour avoir trop voulu respecter limage de son héros dans une société dont les lois sont bien différentes de celle de la Chine de lépoque.
A linstar de ces immenses groupes de rap, ce film restera pour moi un expérience bien différente de ce que javais pu admirer du talent de la Shaw et de Liu Chia Liang. Plus noir, plus réfléchi, il est bien plus fort et intense que les autres films de ce genre. A voir en priorité, ne serait ce que pour comprendre lorigine et le sens du nom dun des plus grand groupes de rap du monde.
Carcharoth.