United red army, portrait d'une jeunesse en arme par Wakamatsu

Publié le par Nostalgic-du-cool

Et revoici Ichimonji qui tombe bien avec un texte sur l'avant dernier Koji Wakamatsu. Il en dit tout le bien qu'il en pense :


« United Red Army » de Kôji Wakamatsu : Japon, années 70 : portrait d'une jeunesse en arme :


Blaq Out


En 2009 sortait de manière quasi-discrète et confidentielle un film japonais d'un réalisateur qui n'était pourtant pas le premier venu : Kôji Wakamatsu, celui que l'on a affublé de surnom aussi divers que « l'Enfant terrible du cinéma nippon », « le cinéaste de l'Extrême-Gauche », ou encore « le Provocateur »...Cet homme, éclipsé par les médias, mis à l'écart par les grands distributeurs et par les plateaux télés, n'en est pas moins l'une des plus grandes figures du cinéma contestataire des années 60, aux cotés de ses comparses Kiju Yoshida et surtout de son ami Nagisa Oshima. Kôji Wakamatsu, c'est donc un nom, mais c'est aussi -et surtout- des films et des images inoubliables : impossible d'oublier le jeune étudiant sociopathe des « Secrets derrière le mur », ou encore l'homme-foetus de « Quand l'embryon part braconner », et encore moins les deux adolescents amers et désespérés contemplant du haut d'un immeuble la ville de Tokyo, cette prison de béton armé dans « Va,va vierge pour la deuxième fois ». Du haut d'une filmographie d'une centaine de films, surtout réalisés dans la fin des années 60 et 70, Wakamatsu s'est imposé comme le maitre du pinku-eiga, ce cinéma érotique teinté de revendications politiques, et a su créer une oeuvre enragée et révoltée qui a toujours manifesté son opposition à la société, au pouvoir, sa désillusion et sa haine du politique, et de toute forme d'autorité (aussi bien sociale, politique que sexuelle), et n'a cessé de peindre le portrait d'une humanité à la dérive. D'une certaine manière, Wakamatsu est au cinéma japonais, ce que Peter Watkins est au cinéma occidental : un fauteur de trouble, un enragé qui met le doigt là où ça fait mal, sans démagogie, sans facilité, toujours subversif, avec un regard critique et lucide absolument ahurissant. Ce refus à toute complaisance, à tout conformisme, cette intransigeance et la revendication toujours plus vive d'une liberté et d'une indépendance irréductibles font la force de ces deux artistes...quitte à en payer le prix fort, à savoir une censure scandaleuse, une réduction au silence honteuse, et une distribution toujours limitée de leurs oeuvres dans les salles (ayons à l'esprit qu'en 2007, lors de la re-sortie de « Quand l'embryon part braconner » (1966) en France, on a affublé le film d'une interdiction absurde aux moins de 18 ans).

 

Masayuki Kakegawa / Wakamatsu Production

 

Ainsi, revenu d'un long silence d'une dizaine d'années, Wakamatsu, aujourd'hui un vieil homme de 75 ans, n'a pas perdu une once de sa rage et de sa rigueur critique. Avec « United Red Army », Wakamatsu quitte le registre du pinku-eiga aujourd'hui dépassé, et sort un docu-fiction saisissant sur la jeunesse étudiante et contestataire japonaise dans les années 70, et plus particulièrement sur le parcours de « l'Armée Rouge Unifiée » branche de la Faction Armée Rouge, qui s'est radicalisée et s'est illustrée dans une prise d'otage -l'incident d'Asama Sanso- qui a signé -et ce n'est pas rien- la mort de la Gauche au Japon jusqu'à aujourd'hui encore. Au-delà de la fascination qu'exerce le simple évènement médiatique (l'incident a été retransmis à la télévision en direct pendant plus de 10 heures), la caméra de Wakamatsu tente surtout de traquer et de saisir comment un groupe de jeunes plein d'idéaux et de revendications, a pu se radicaliser vers le fanatisme et la lutte armée, au point même de tourner sa violence non plus vers les forces du gouvernement, mais vers les étudiants eux-mêmes : en effet, on découvre dans leur camp d'entrainement dans les montagnes, après l'arrestation du groupe, les dépouilles sans vie de plusieurs étudiants alors membres de l'Armée Rouge Unifiée, assassinés suivant des rituels punitifs particulièrement barbares ordonnés par ses deux leaders fanatiques, Tsuneo Mori et Hiroko Nagata. C'est donc une page particulièrement taboue et dérangeante de l'Histoire japonaise que Wakamatsu tente de nous dévoiler, lui qui dit avoir voulu faire ce film, car personne d'autre n'a jusqu'ici osé le faire, ou alors de manière toujours insuffisante.

 

Arata et Takaki Uda. Masayuki Kakegawa / Wakamatsu Production

 

Le film se compose en trois mouvements distincts : la première partie embrasse véritablement le genre du docu-fiction en alternant images d'archives, scènes filmées, le tout commenté par une voix-off (Wakamatsu himself), qui resitue précisément le contexte dans lequel a émergé la contestation étudiante : mainmise des Etats Unis sur l'économie du pays, capitalisation sauvage, mesures de réforme de l'éducation scandaleuses, et surtout le pacte de coopération nippo-américain qui fait du Japon un poste avancé de l'armée américaine dans la Guerre Froide, contre la Russie, la Chine et la Corée. Sans compter une répression policière qui s'intensifie et se radicalise, entrainant d'elle-même une radicalisation de l'action étudiante, avec l'émergence de groupes d'extrême gauche qui hébergent les futurs membres de ce qui sera l'Armée Rouge Unifiée. Dès lors, Wakamatsu fait basculer son film vers la fiction pure en racontant l'entrainement militaire dans les montagnes (avec les assassinats des 14 membres) et enfin, la prise d'otage désastreuse d'Asama Sanso, comme dernier mouvement du film et de la déchéance du groupe. Ce basculement du documentaire vers la fiction, cet effacement progressif des images d'archives et des commentaires en voix-off, est à ce propos très intéressant : il témoigne d'une volonté de Wakamatsu, à ne pas vouloir relayer les images, les propos et la perception des évènements que l'on a pu avoir dans les années 70 (ainsi pas un seul extrait de la retransmission télé de la prise d'otage n'est montré dans le film, tout comme aucune interview des ex-membres), de s'affranchir des apparences et des préjugés, et surtout du doute profond qui réside dans la qualité et la crédibilité d'une quelconque image d'archive (qui sont presque toujours orientées, qui dévoilent des demies ou des fausses vérités). L'image de cinéma est, elle, là pour s'affirmer comme une contre-vérité aux images journalistiques, pour démentir la vérité des faits, et pour essayer de restituer du mieux qu'elle peut des évènements qui nous restent encore aujourd'hui mystérieux et problématiques. En d'autres termes, l'image cinématographique prend le pas sur l'image d'archive, dans le but de représenter ce qui est irreprésentable, ce qui n'a pu l'être, à savoir ce qui s'est passé précisément au sein des murs du camp d'entrainement où ces assassinats injustifiés ont été commis, et ce qui s'est passé derrière les murs de l'auberge d'Asama Sanso, lors de la prise d'otage. Ainsi, on se surprend notamment de remarquer que la caméra lors de la prise d'otage, ne quitte pas une seule fois les murs de l'auberge et ses protagonistes, là où un film traditionnel aurait filmé l'intérieur et l'extérieur également avec les forces de police, les préparatifs et l'assaut final. D'où un sentiment de claustrophobie formidable, et une proximité accrue aux doutes, aux incertitudes des personnages, et l'impression de découvrir réellement la problématique de cet évènement : la révolte stérile d'une jeunesse désespérée, et la mascarade dont elle sera victime, à travers la mise en scène de l'évènement par le gouvernement qui a utilisé la presse à son compte. Cette exigence de manier l'image de cinéma comme une arme de contestation et de contre-vérité, comme mise en perspective radicalement nouvelle d'un évènement pourtant ultra-médiatisé, est un véritable coup de fouet sur le spectateur, en aiguisant son attention et son sens critique face à l'image. L'implacabilité et la complexité du sujet nécessite une mise en scène intransigeante, exigeante et sans complaisance aucune, ce que Wakamatsu réussi brillamment.

Masayuki Kakegawa / Wakamatsu Production

 

Ainsi le film traque avec une acuité renversante et désarmante le basculement imperceptible mais brutal d'une idéologie vers le fanatisme débridé, qui enferme l'individu dans l'intolérance, dans la violence, le contraint à obéir, en fait un instrument de la barbarie et de la déshumanisation. Ce qui trouve son aboutissement ici dans les séquences particulièrement dures et insoutenables des rituels punitifs, montrés de manière très crue et frontale, très chorégraphiés et codifiés, comme des véritables cérémonies sacrificielles. Façon amère de dire que ces étudiants, en voulant détruire le système capitaliste qui encadre et contraint les individus, s'enferment eux-mêmes dans un autre système, aussi totalitaire et aliénant que celui qu'ils prétendaient combattre. En effet, « United Red Army » ne fait que dire et redire la désillusion et l'amertume de Wakamatsu face à l'échec presque préprogrammé, quasi-intrinsèque de toute tentative révolutionnaire. Il est touchant de voir que Wakamatsu, pourtant un véritable activiste à l'époque, qui entretenait des liens très étroit avec les groupes communistes et notamment l'Armée Rouge Unifiée, manifeste ici son sentiment d'avoir été trahi et de voir ce rêve pourtant merveilleux et légitime de la Révolution, bafoué et détruit à jamais (notons pour l'anecdote que le réalisateur était un ami proche de l'étudiante Mieko Toyama, qui sera forcée de se frapper à mort sur ordre de Nagata). Ainsi là se trouve l'une des forces du film, dans cette prise de distance critique, ce regard rétrospectif sévère qui cherche à comprendre l'échec d'un mouvement, et avec lui de la révolution par les armes, par l'agir. D'où la répétitivité parfois lourde, parfois épuisante pour le spectateur, des scènes de purge et d'exécution, où les éléments jugés les moins prompts à l'action, les moins fervents au sacrifice aveugle, considérés comme des idéalistes hypocrites et par conséquent « bourgeois » sont soumis à l'autocritique stalinienne, avant d'être battus à mort. La succession infernale de ces séquences s'accélère jusqu'à l'écoeurement, jusqu'à ce que le spectateur en ressente l'absurdité totale et révoltante, le tout appuyé par les riffs de guitare psychédéliques de Jim O'Rourke, guitariste des Sonic Youth. Et au mouvement de s'autodétruire, de se désagréger comme un météore dans l'atmosphère, avec pour étape finale de la déchéance le discrédit de la prise d'otage d'Asama Sanso, où cette évidence finale s'impose avec cruauté : la Révolution n'a été qu'un rêve de fous, qui ne se sont battus pour rien, qui, dès lors qu'ils ont franchis le pas en tuant les leurs, ont tué par la même leurs idéaux.

 

Masayuki Kakegawa / Wakamatsu Production

 

Le constat est sans appel, la réflexion, menée de main de maitre, par un réalisateur qui a atteint peut-être sa pleine maturité, tant dans la maitrise de son propos que de la mise en scène (malgré quelques écarts dramaturgiques au patho un peu appuyé, mais qui font figure de détail) plus classique, certes, mais moins tournée vers l'exercice de style. Tout ceci fait de ce long-métrage considérable de plus de 3 heures, une leçon d'histoire, de politique et de cinéma admirable, nourrissante et passionnante, l'occasion rêvée de (re)découvrir un cinéaste que l'on a trop souvent oublié.

 

Ichimonji

 

 



Publié dans Japon

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