Blood Island, Jang Cheol-Soo : Une femme coréenne
« Blood Island (Bedevilled) » de Jang Cheol-Soo : une femme coréenne :
On a souvent entendu de toute part que le cinéma coréen était un cinéma « ultra-violent », « cruel », « de l'excès » ou « viril » mais c'est oublier que les films du pays du Matin Calme, derrière leur enveloppe transgressive et brute de décoffrage, sont plus subtils et nuancés que cela ! « Bedevilled » (rebaptisé « Blood Island » dans nos pays occidentaux pour vendre un peu plus...), première oeuvre du jeune réalisateur Jang Cheol-Soo, ancien assistant réalisateur de Kim Ki-Duk, nous le rappelle avec grand plaisir ! Bénéficiant d'un excellent bouche-à-oreille, et surtout d'un Grand Prix au festival du film fantastique de Gérardmer présidé par Dario Argento, le film débarque tout juste dans nos boutiques DVD, sans pour autant bénéficier d'une sortie en salle (mystère de la distribution française, quand tu nous tiens...). Mais derrière cette stratégie permanente des publicitaires de nous vendre « Bedevilled » comme un énième film-choc de genre trash et gore venant de Corée -prouvant encore une fois qu'ils n'ont rien compris- se cache en réalité un portrait terrible et une condamnation féroce de la société coréenne, et plus particulièrement de la condition féminine. Il est à ce propos intéressant de voir que ce cinéma « de mec », sanguinolent et choc comme le veulent les préjugés moult fois rebattus, soit pourtant l'un des seul qui ai donné le plus de place aux femmes. En effet, on peut le voir déjà avec les films d'Im Sang-Soo, que ce soit « Une femme coréenne » qui traitait déjà en 2003 du lent et douloureux mouvement d'émancipation des femmes de la tutelle masculine dictatoriale, ou de « The Housemaid » qui, sur le modèle de la lutte des classes, parlait aussi de la domination sexuelle. On peut mentionner également les films de son homonyme Hong Sang-Soo, qui lui, met en scène des femmes libres, indépendantes, émancipées, presque solaires, entourées d'hommes misérables, repliés sur leurs désirs inassouvis et rongés par le remord (voir « La femme est l'avenir de l'homme »). Enfin, comment ne pas oublier Kim Ki-Duk, et ses héroïnes tragiques, qu'il s'agisse de la jeune femme poussée à se prostituer dans « Bad Guy », victime d'humiliations et de soumissions physiques et morales perpétuelles, ou encore des deux adolescentes de « Samaria » dont la beauté, la jeunesse et l'innocence animent la convoitise des hommes qui abusent d'elles. Bref, inutile de multiplier les exemples, le cinéma coréen -« Bedevilled » le montre encore une fois- use de l'ultra-violence pour mieux démontrer le mal qui ronge encore cette jeune démocratie, toujours habitée par des archaïsmes persistants et une oppression, aussi bien sexuelle qu'entre les individus, encore forte.
Mais avant d'aller plus loin, voyons de quoi il retourne : Hae-Won est une jeune femme brillante et indépendante, jolie trentenaire et célibataire en vue, habitant Séoul. Celle-ci est contrainte de prendre quelques jours de vacances après un petit accro avec une collègue. Elle décide donc de partir se refugier sur l'ile de Moodo, où elle a passé ses vacances plus jeune, et de retrouver Bok-Nam, sa meilleure amie d'enfance. Mais derrière les apparences d'un accueil chaleureux sur l'ile, elle découvre que Bok-Nam se révèle la victime d'humiliations quotidiennes et qu'elle est réduite en esclavage par son mari et le reste du village. A bout, Bok-Nam supplie son amie de l'emmener elle et sa fille à Séoul. Mais Hae-Won refuse de l'aider et de s'impliquer dans cette situation explosive...
La première chose qui frappe à la vue de « Bedevilled », c'est bien sur l'influence de Kim Ki-Duk, évidente mais plutôt bien digérée : on retrouve ce même dispositif en huis-clos que chez Kim, avec l'omniprésence de l'eau, de la nature, mais aussi ce mélange troublant de réalisme social et de fantastique, de lyrisme poétique et de cruauté impitoyable. Il en va de même des personnages, toujours en suspens sur un mince fil entre raison et folie, et qui souffrent d'incommunicabilité, de solitude et d'isolement, dans une société oppressive et aliénante. De plus, la mise en scène, elle, reproduit aussi la marque de Kim, à travers une rhétorique précise et peu encline à l'outrance, se contentant de plans fixes, ou caméra à l'épaule, et s'autorisant par moment des effusions poétiques fulgurantes, bien pensées et jamais too-much. Néanmoins, là où Jang surpasse peut-être son maître, c'est probablement dans la capacité à ne pas parasiter son récit par des symboliques trop évidentes, ou trop chargées, par une tendance à trop filer les métaphores. En résulte une oeuvre peut-être plus sèche et précise, plus épurée et sûre de ses effets qu'elle maitrise parfaitement. D'une certaine manière, Jang Cheol-Soo renoue avec le Kim Ki-Duk des débuts, celui de « L'Ile », incontestablement, mais aussi celui de « Bad Guy » et « Adresse inconnue », avec ce goût pour les univers misérables, brutes, presque primitifs, boueux, l'environnement constituant une espèce de matrice contenant en germe la société coréenne, mais débarrassée de ses éléments accessoires : en d'autre terme, l'ile, en tant que société primitive non encore touchée par la modernité de la ville, en tant que cellule archaïque encore habitée par le poids des traditions et où on travaille la terre, symbolise la société coréenne dans son essence la plus pure et la plus originelle. On est donc loin de ce maniérisme et de cette sophistication que certains reprocheront à Kim à partir de « Locataires ». Ainsi, Jang se propose donc, à partir de l'observation de ce microcosme replié sur une ile, de nous parler du malaise de la société de son pays.
Mais s'il le fait, c'est sur le mode de la fable, revendiquant par moment un goût pour les stéréotypes, pour les figures et les topos que le film emprunte avec parcimonie et intelligence, et ce, grâce à une utilisation particulière des genres. En effet, dans « Bedevilled », les choses sont claires et nettes : les hommes sont des monstres brutaux, violents, des brutes sans âmes, presque des animaux, et il n'y en a pas un pour racheter l'autre...L'homme se fait la figure du chef de meute, de celui qui dispose de tout comme il l'entend : aussi Bok-Nam est abusée sexuellement autant par son mari, que par son beau-frère, et paye sa soumission par moult coups, et brimades. Mais le pire n'est pas encore là, car Jang a l'intelligence de montrer que les hommes tiennent leur comportement non pas de leur nature fondamentalement mauvaise, mais plutôt d'un ordre social qui autorise et encourage cette domination et même cette soumission mentale, physique et sexuelle. On peut le voir notamment à travers le petit groupe de femmes âgées, qui encourage le mari de Bok-Nam à la réprimander, à la frapper, celles-ci la jugeant feignante, oisive et n'hésitant pas à la traiter de « pute ». C'est d'une certaine manière un cynisme noir que Jang développe ici : ces vieilles femmes ayant été soumises toute leur vie, elles ont fini par accepter ce statut, et, de victimes, deviennent maintenant celles qui perpétuent ce schéma de domination en encourageant le mari. La société coréenne semble donc possédée par une malédiction, un malaise profond qui se transmet de génération en génération, et qu'il s'agit de briser. Et c'est bien entendu là que va se jouer tout le film, dans cette révolution (au sens propre du terme) de Bok-Nam contre un ordre social, contre un ordre sexuel, contre une inégalité profonde, mais qui ne pourra se faire, comme toute révolution, que dans le sang. L'intrusion sur l'ile de Hae-Won, cette femme occidentalisée, belle et indépendante, devient le point de départ de cette révolte pour Bok-Nam, la promesse d'un avenir possible à Séoul. Mais Jang le montre, Hae-Won n'est pas plus heureuse à Séoul : son indépendance a eu un prix, et ce prix, c'est celui de l'isolement, et même de l'individualisme, qui se concrétise pleinement ici dans le refus catégorique de Hae-Won à aider son amie et à s'impliquer. Si Hae-Won s'est libérée du poids des hommes, c'est en les évitant et les fuyant, dans un réflexe presque sécuritaire : l'homme est une menace, et le seul moyen d'y échapper est de l'éviter. La solitude devient la conséquence de l'indépendance. Ainsi Jang traduit bien ce malaise : les deux positions, celle de l'isolement de Hae-Won, et celle de la révolution par le sang avec Bok-Nam, ne mènent nulle part, mais semblent inévitables. La femme coréenne ne peut se libérer qu'en retournant la violence dont elle a été victime contre son tortionnaire.
Et c'est cette mutation qui rend le film spectaculaire : le passage de Bok-Nam de victime à bourreau, libère toute la violence contenue et provoque le basculement du film dans l'horreur pure et dure, vers la belle partie de massacre que nous promettent tant les publicitaires. Et pour le coup ils ne nous auront pas menti totalement, tant « Bedevilled » impressionne par la violence extrême dont il fait preuve, une violence gore et trash, sale, où on décapite et où on se défoule sur les cadavres à coup de serpe. Et, il faut l'avouer, Jang nous offre de la jubilation, de la jouissance même, dans ce renversement de l'ordre masculin, par une femme vengeresse, qui se révèle un monstre encore plus grand et plus impitoyable que ceux qu'étaient pourtant les hommes. Pour ce coup-là, on ne saurait que trop conseiller « Bedevilled » au public féminin, qui y trouvera sans doute un élément de catharsis et de plaisir indéniable ! Ou quand nos désirs deviennent réalité sur grand écran...Mais ce qui est intéressant, c'est que cette démarche est assumée : la chasse à l'homme (au sens le plus propre du terme !) se fait presque sur un mode cartoonesque, c'est un jeu de massacre, de chat et de la souris, tout à la fois tragique et comique, horrible et jubilatoire. Et cette démarche, résolument provocatrice, rend le film décapant, irrévérencieux et insolent, et d'une audace certaine. C'est donc dans tout ceci que réside le charme de ce petit monstre coréen qu'est « Bedevilled », nouvelle démonstration de l'intelligence et du savoir faire coréen : les amateurs de trash auront leur assiette pleine de bidoche, et les autres assisteront à une réflexion pertinente sur l'état de la place des femmes dans la société coréenne.
Alors certes, on regrettera peut-être une fin un peu trop expéditive, quoique poétique et touchante, et une galerie de personnages, qui, s'ils sont des figures efficaces et des topos évidents, manquent un peu de saveur et de consistance, en particulier les rôles de Hae-Won et des deux frères, qui auraient vraiment gagnés à être creusés. Mais ce ne sont que des réserves, cette première oeuvre faisant preuve d'originalité, de maitrise, et surtout d'audace et d'insolence, ce qui n'est pas sans nous rappeler un Kim Ki-Duk de la première heure, qui aujourd'hui semble malheureusement en perte de vitesse...gageons que Jang saura tirer les leçons du parcours de son maitre !
Ichimonji