La pègre, d'Im kwon Taek
« La pègre » d'Im Kwon-Taek ou comment survivre dans une société sans ordre ni lois, et en proie au chaos :
99ème film après « Ivre de femmes et de peinture », Prix de la mise en scène à Cannes en 2002, « La pègre » est un film d'Im Kwon-Taek, le père du cinéma indépendant coréen ou « le cinéaste national » pour reprendre l'expression du pays. Grand maître vénéré en Corée, il fut l'un des plus importants bâtisseurs du cinema coréen et contribua fortement à donner à l'industrie cinématographique du pays du Matin calme la grande notoriété qu'on lui connaît désormais. On lui doit notamment les quelques plus gros succès et chefs d'oeuvres de la Corée et qui font offices de véritables étendards du très grand potentiel artistique et culturel de ce petit pays, comme « La chanteuse de Pansori », « Le chant de la fidèle Chunhyang », « Ivre de femmes et de peinture » (déjà mentionné plus haut) ou encore son centième et dernier film en date « Souvenirs ». Grand défenseur de la culture de son pays, il n'hésite pas à « promouvoir » et exposer ses nombreuses traditions, sa culture, et son histoire, et même à s'engager politiquement quand cela est nécessaire, notamment dans le désormais populaire débat faisant rage en Corée à propos des screens quota (concernant les limites de distribution dans les salles par an de blockbusters américains ou étrangers pour permettre au cinéma national de respirer un peu et de continuer à survivre et prospérer, pour ne pas être submerger comme dans d'autres pays par les films américains. Rappelons que cette même loi existe d'ailleurs encore chez nous).
Sa carrière débute en 1962 avec le film « Adieu Fleuve Duman » puis, il réalise pendant cette période près d'une cinquantaine de films de série B, pour la télévision et le cinéma, notamment des drames, des films d'action et de gangster. Cette période prolifique semble cependant être renié par le réalisateur qui dit : «A l'époque, je n'avais pas de réflexion sérieuse sur le sens de mes oeuvres. Je ne cherchais pas à décrire la vie humaine telle qu'elle est. Je n'avais pas mes propres idées. En fait, je n'étais pas très responsable. ». Il est vrai qu'il semblerait que les films d'Im datant de cette période étaient vraiment de très mauvais films, voir même sans intérêts, pour reprendre les qualificatifs de Pierre Rissient (ce dernier à contribué à la production des films de Im Kwon-Taek, Lee Chang-Dong ou encore Eric Khoo) dans sa discussion avec Jean-Pierre Dionnet introduisant le film sur le dvd.
C'est à partir des années 70 que Im se tourne vers un cinema d'auteur plus personnel et indépendant (et de plus en plus distribués dans les festivals internationaux), chose dangereuse à l'époque puisque la dictature faisait rage et la censure était omniprésente. Sortent des films comme « Mandara », « Nez Cassé », la série des « Fils du Général » ou encore « le héro sans drapeau », « Gilsodom » et « Sibaji » (dont l'actrice reçue le Prix d'interprétation féminine à Venise en 1987) fortement engagés, et faisant souvent état d'une société corrompue, rongée par la violence, sans ordre, sans lois, sans libertés ni droits, oppressant et broyant les individus...Sujet qu'il reprend une nouvelle fois dans le film qui nous intéresse aujourd'hui : « La pègre » qui s'inscrit dans cette droite lignée, celle d'un Fukasaku et de son « Cimetière de la morale », celle d'un cinéma radical, polémique, efficace, clinique, « débarassé de la moindre graisse » pour reprendre l'excellente formule d'un critique presse.
Mais avant d'aller plus loin, touchons deux mots de l'histoire : le film suit la vie de Choi Tae-Ung, un jeune sud-coréen prit dans la débâcle et le désordre de l'époque d'après guerre en Corée, de 1957 à 1972, période particulièrement instable et incertaine pour le pays. Ce climat politique extrêmement complexe voit l'émergence de nombreux gangs et organisations criminelles étroitement liées aux pouvoirs en place, pouvoirs qui sont souvent renversés successivement que se soit par un régime dictatorial ou par le peuple mécontent. La situation est d'autant plus confuse que l'Amérique occupe le pays, avec son armée et notamment la KCIA (la CIA en Corée, gérée par les USA) et qui tente d'instaurer son propre système et d'installer un gouvernement avec lequel coopérer pour servir ses intérêts. De plus, la Corée baigne dans un sentiment d'urgence et de paranoïa constant du fait de la menace omniprésente d'une possible invasion nord-coréenne. On suit donc la trajectoire mouvementée de ce personnage, qui tente avant tout de survivre au milieu de ce chaos ambiant.
Voilà pour ce qui concerne grossièrement l'histoire du film. « Grossièrement » car l'histoire de « La pègre » est bien plus complexe que cela, beaucoup plus...Et c'est peut-être le problème du film : en effet, pour un spectateur occidental ignorant l'histoire de la péninsule coréenne, comprendre « La pègre » dès la première vision est absolument impossible sans la connaissance historique et politique nécessaire, sous peine d'être très vite largué, voir même éjecté du film. De nombreux éléments historiques sont relatés, de nombreux personnages interviennent dans l'histoire, tout ça mené à une très grande vitesse (la narration des films d'Im Kwon-Taek joue énormemment sur les ellipses temporelles), tout cela au service d'un portrait de société très complet, foisonnant, démontant et démontrant les mécanismes et rouages d'un monde ultra complexe, confus, aux limites floues et sans repères moraux ou éthiques.
Car en effet, la violence, Choi Tae-Ung l'a choisi sans aucune hésitation : elle n'est qu'un moyen pour lui de vivre et de gagner sa vie, pour lui et les siens. Pas une seule seconde le personnage ne semble remettre en cause ce choix ou douter du bien fondé de ses actions. La violence est partie intégrante de son quotidien, de son travail, et pire encore, elle fini par justifier sa place prestigieuse dans la société, son honneur et son statut social élevé. Elle fait parti de son code de vie, de son code d'honneur : elle n'est pas rejetée, mais au contraire encouragée car favorable à la construction, à la fondation du pays et de la société, et au maintien du gouvernement établi, qui use de l'oppression de la population dans un gant de fer. Ici règne avant tout la loi de la jungle, du plus fort. Ainsi lors d'une discussion entre deux personnages du film, l'un dira à l'autre :
«-Franchement quand je te vois maintenant ça me déprime Tu aurais pu finir médecin...
-Pour vous les riches c'était plus facile, mais pour un expatrié comme moi, après la guerre, tout seul dans les rues de Pusan, je n'avais que mes points.
-Et maintenant tu es un voyou.
-Ne me traite pas de voyou.
-Tu n'aimes pas ce mot ? Alors parlons de pègre ».
La violence comme ultime recours à la survie dans une société impitoyable, voilà l'un des sujets de « La pègre ».
Mais à travers elle, quelles sont les motivations de Choi Tae-Ung ? Bien qu'Im Kwon-Taek ne s'avance pas plus sur la question, il est clair que Choi ne cherche finalement qu'à pouvoir vivre décemment et offrir un quotidien acceptable et décent à sa femme et ses deux enfants, ce qu'il n'arrivera pas toujours à faire, sa vie étant souvent menacée par les revirements politiques de la Corée. Car en effet, une fois que l'ancien gouvernement profondément corrompu de Sigman Rhee sera renversé par les militaires américains, désirant purger la société de tous les vices et de tout les abus, Choi n'aura pas d'autre choix que de se convertir dans une voie beaucoup plus « légale » comme le cercle de la production dans le domaine du cinéma. Mais il y découvrira vite que le même désir de prospérité sauvage gouverne, la même violence impitoyable, les mêmes brutalités. Pour l'anecdote, ce passage est directement inspiré de l'expérience d'Im Kwon-Taek, qui parle ici d'une période où le cinéma coréens subissait la censure et le contrôle des oeuvres qui sortaient (entre autre, il était interdit de critiquer l'armée américaine, de parler de l'idéologie communiste ou de calomnier l'administration, ou encore de présenter des scènes dénudées...), et où le plus souvent, les acteurs et actrices travaillaient sur cinq ou six tournages en même temps, ce qui était totalement ingérable pour ce qui concerne les planning...De plus, les tournages étaient souvent gérés par des gangsters qui assuraient la sécurité. La qualité des films à cette époque était catastrophique, les films admis n'étant que des mélodrames vaseux ou des films historiques vantant le patrimoine culturel du pays- et Choi devra vite quitter le milieu, ne trouvant au final plus de financement pour son film
C'est alors dans la fourniture de matériel et d'infrastructures aux armées que Choi se recyclera. Celui-ci est en charge de faire peur aux concurrents pour les dissuader de casser leur prix et ainsi d'offrir des projets réduis à moitié coût aux Américains, puis, devient président de sa propre société, ce qui le poussera à côtoyer de plus près le gouvernement, et plus particulièrement les projets véreux de la CIA. Sa position étant de plus en plus menacée, il finira par abandonner face aux menaces qui se présenteront à lui, pour finalement se ranger définitivement.
En fin de compte, le système est toujours le plus fort. C'est ce que semble dire le film. Tous les moyens sont bons et acceptables pour que ce système puisse continuer d'exister, pour qu'il continue de s'étendre, de croître, de prospérer et de ravager tout ce qui se dresse devant lui. Finalement, de quelle pègre parle Im Kwon-Taek ? Plus que le milieu du gangstérisme que le film dépeint, ne serait-ce pas cet autre milieu, celui de la classe gouvernante, toujours invisible dans le long-métrage, mais bel et bien le plus puissant et le plus amoral ?
Ichimonji