Kuroneko (Black Cat / Yabu no naka no kuroneko), Kaneto Shindo, 1968
Il n'y a pas qu'Edgard Alan Poe qui ait été inspiré par un chat noir pour créer une œuvre fantastique. Kaneto Shindo, un siècle après l'auteur américain se sert aussi de vieilles légendes japonaises pour réaliser un film de fantôme. Le genre du Kaibyo (film de chat fantôme) était assez populaire dans les années 50 au Japon, et de nombreuses pièces de théâtre no et kabuki appartenaient elles aussi à ce genre. Certains spécialistes l'explique par la confluence entre un fond de spiritisme shinto, la démonologie chinoise et la philosophie hindoue. Toujours est-il que le genre fantastique est ancien dans la civilisation japonaise et que son succès cinématographique n'est donc pas étonnant.
Shindo, grand cinéaste un peu sous estimé et méconnu a pourtant travaillé avec les plus grands et réalisé de nombreux très bons films. Kuroneko (Chat Noir), quatre ans après Onibaba reprend à peu de variations prés le même thème : une famille séparée par la guerre, des meurtres de samouraïs, une adaptation violente à la situation et le retour/arrivée d'un personnage qui bouleverse un équilibre précaire. Si les deux femmes d'Onibaba tuaient et dépouillaient des soldats isolés pour survivre, elles sont au contraire tuées dans Chat Noir par une troupe en vadrouille et se vengent en tant que fantômes en égorgeant les samouraïs qu'elles séduisent. Dans les deux cas la guerre et des femmes-démons ben décidées à ne pas se laisser faire.
C'est un des grands fils conducteurs du cinéma de Shindo : Vivre, survivre, continuer à se battre même par delà la mort. S'il prend prétexte des vieilles légendes du folklore nippon on ne peut s'empêcher de penser à la seconde guerre et au traumatisme que sa conclusion a été pour le peuple japonais. Kaneto Shindo, qui se définit lui même comme un socialiste (ou du moins un cinéaste d'une sensibilité de gauche) a été l'un des premier à oser parler de la bombe A au cinéma et à en proposer une vision très critique. Si dans Chat Noir il n'en est évidemment pas directement question (puisque l'action se déroule au XIeme siècle) sans doute les thématiques évoquées ne sont elles pas étrangère à la situation contemporaine du pays. Les questions de la résilience, du besoin de se venger, de la perte de nombreuses illusions, de la guerre et de ses dégâts ne sont pas très éloignées de celle qu'un métrage sur Hiroshima pourrait évoquer.
Partant du fait que le réalisateur se dit de gauche, on pourrait aussi sans mal lire ce Kuroneko comme une sorte de lutte des classes fantastique, puisque les paysan(e)s se révoltent contre la caste supérieure des guerriers qui les opprime, les considérant à peine comme des êtres humains. Et ce même si Shindo complique un peu la situation en faisant de Gintoki (le fils et époux des deux fantômes) un paysan fraichement nommé samouraï et chargé de retrouver les deux femmes-démons. Il se retrouve ainsi dans une situation cornélienne qui empêche le manichéisme de s'installer dans le propos du film. Tiraillé entre ninjo et giri (amour et devoir) il ne peut s'empêcher d'aimer sa femme mais doit aussi l'empêcher de nuire à la porte de rashomon (qui a bien sur inspiré le célèbre film de Kurosawa. Cette porte, connu pour sa beauté et ses dimension était à cette époque, trois siècle après sa construction le repaire des voleurs et des bandits). On peut aussi évoquer, comme dans Onibaba ces paysans qui au lieu d'enterrer les samouraï les dépouillent de tous leurs objets de valeur. Aucune classe n'a le monopole de la vertu et s'il y a lutte des caste ce n'est pas celle des bons contre celle des mauvais.
Basé sur de très anciennes croyance animistes, sur une mythologie un peu « panique » (du dieu Pan), Kuroneko emprunte aussi dans sa mise en scène à d'anciennes formes que sont le no et le kabuki. La maison des deux chats-fantôme s'apparente ainsi fortement à une scène de no, et les quelques affrontements ou les fantômes s'envolent font penser aux trucages du kabuki, forme théâtrale plus récente et populaire coutumière de ce genre d'effets. Il livre un film qui est très loin d'être terrifiant, et ou le suspense est à peu prés absent puisque à l'inverse des films plus récent le spectateur en sait plus que le personnage et n'a quasiment aucun effet de surprise. Ce que créé Kaneto Shindo c'est une ambiance, une tension sous-jacente qui aboutit à un climax (Gintoki doit tuer les fantômes des êtres qu'il aime et dont il chérit le souvenir) terrifiant et tragique. C'est un langage cinématographique (une grammaire comme disent les critiques) inhabituel et innovant, proche de l'esprit du film, c'est à dire éthéré, psychédélique, sensoriel, faisant appel à l'intuition plus qu'à la réflexion, chthonien presque. Le chiaroscuro du noir et blanc est superbe, d'une maitrise technique époustouflante, il participe lui aussi de l'ambiance si particulière du film qui fait tout son intérêt. La musique elle aussi, traditionnelle met un peu plus dans le bain. Si a cela on ajoute une troupe d'acteur excellents, parmi les meilleurs de leur génération on comprend pourquoi Kuroneko est l'un des films les plus réussis et des plus appréciés de son réalisateur alors que celui ci n'est pas un spécialiste du genre.
De par sa force, sa fantastique ambiance, les nombreux niveaux de lecture et la qualité de la mise en scène Chat Noir (Kuroneko) se place comme un classique des années 60, une des plus belle réussite de son auteur, cinéaste encore boudé par les éditeurs dvd occidentaux.
Carcharoth