Affairs within walls (secrets derrière le mur) par Ichimonji
« Les Secrets derrière le mur » de Kôji Wakamatsu : Fenêtre sur désespoir :
La majorité des films de Wakamatsu sont travaillés par deux motifs, qui les structurent et font la chair de ses histoires : c'est d'abord le voyeurisme, comme impossibilité pour les personnages d'atteindre l'autre, de communiquer avec lui, de nouer une relation (qu'elle soit purement sexuelle ou même humaine), et c'est aussi la violence, justement comme tentative désespérée et hystérique d'atteindre enfin cet autre, de se confronter à lui, de le rencontrer et de partager quelque chose d'intime, d'essentiel, de vital. Et c'est sans doute ce qui fait des « Secrets derrière le mur » un des films essentiels de la filmographie de Wakamatsu, puisque le film entier use de ces motifs, de ces ressorts, de ces deux tensions, tant dans le récit que dans la mise en scène, pour fournir une radiographie précise et subtile de la société japonaise de l'exacte Après-guerre.
En effet, le film raconte l'histoire d'un jeune étudiant introvertie, Makoto, dans une cité-dortoir de la banlieue de Tokyo. Replié chez lui, celui-ci passe son temps à étudier mais aussi à épier à la longue-vue ses voisins. Il observe notamment une femme au foyer qui trompe son mari avec un ancien militant communiste qui a perdu ses idéaux face à l'échec de la révolution, une femme célibataire qui fait tomber délibérément son linge sur le balcon de ses voisins du dessous pour pouvoir nouer contact, et même sa propre soeur dont il cherche à savoir les moindres faits et gestes...
Les premières minutes du film posent brillamment le cadre de l'histoire : le plan s'ouvre sur un oeil, détaché, froid, anonyme. Puis, dans une succession de plans fixes, on découvre ce que cet oeil épie : une série de bâtiments de béton, dont les formes strictement géométriques et la symétrie maladive distillent un sentiment de malaise et d'étouffement profond. Aux rues désertes, se mêlent les façades des bâtiments, dont les fenêtres font penser à un ensemble de petites cages hermétiques, derrière lesquelles on ne voit rien, où aucune image ne filtre. L'aspect clinique, froid de la séquence, qu'accentue une musique grave et discrète, annonce déjà au spectateur un élément essentiel : il ne trouvera nulle humanité derrière ces murs bruts et opaques. Il ne reste plus à la caméra qu'à nous dévoiler les secrets que dissimulent ces immeubles.
La suite du film présente donc chaque personnage, notre voyeur d'abord bien sur, puisque c'est à travers lui et sa longue vue que nous allons pénétrer dans le quotidien morne de ce quartier et de ces voisins. Dès lors, la caméra ne quittera plus l'intérieur des appartements à quelques exceptions près, approfondissant et enrichissant le sentiment de claustrophobie et d'enfermement du spectateur. Manière de nous dire que le monde du dehors est désert (à l'image des rues du début du film) mais que la vie à l'intérieur des appartements est peut-être encore plus vide. La caméra de Wakamatsu pénètre donc tour à tour dans les appartements des différents personnages, scrute avec froideur, dans des cadres découpés et précis, les êtres et le néant qui se dresse dans leur vie. Si l'on est audacieux, il est amusant de remarquer que d'une certaine manière Wakamatsu reprend la mise en scène d'un Ozu, en filmant toujours à hauteur de tatami, pénétrant dans les foyers de la classe moyenne japonaise occidentalisée et vivant dans un confort certain, mais détourne complètement le propos et l'entreprise d'Ozu, au service d'une peinture subversive du Japon. En témoigne déjà l'usage déterminant du noir et blanc -contrairement aux films d'Ozu dans les années 60 qui sont souvent en couleur- qui fige littéralement l'image, la glace par des contrastes saisissants, des jeux d'ombre et de lumière angoissants. La caméra, souvent placée à distance des personnages, dans des angles de pièce par exemple, instaure un regard critique et distancié sur eux, qui ne deviennent que des enveloppes lisses, inatteignables, au désespoir insondable. L'usage du gros plan n'a lieu que dans les moments importants, instaurant un sentiment de terreur et d'effrois (voir les scènes de meurtre) ou dans les scènes de sexe, découpant les corps, les cloisonnant dans le cadre exigu du plan, isolants les partenaires qui ne sont que repliés sur eux même dans ces ébats tristes et finalement solitaires.
Car en effet, Wakamatsu ne fait que montrer le visage d'une nation qui n'est plus que l'ombre d'elle-même. Le Japon qu'il filme n'est pas celui des fresques épiques de Kurosawa, et encore moins celui occidentalisé mais plutôt tranquille des petites gens d'Ozu. Celui de Wakamatsu, c'est le Japon de la défaite de 1945, humilié, bafoué, sous contrôle américain, celui qui sert de poste avancé dans la guerre du Vietnam -manière de dire que l'Histoire se rejoue continuellement et que les hommes répètent les mêmes erreurs-, celui où les hommes ont été irradiés par la bombe atomique (voir le révolutionnaire pacifiste et sa kéloïde) et sont impuissants, et où les femmes sont devenues stériles. Le Japon est un pays mort, sous la caméra de Wakamatsu. Les révolutionnaires n'ont plus la force de changer les choses, ils ont perdu leurs idéaux, et préfèrent faire égoïstement l'amour en parlant de la révolution devant un portrait de Staline, tout en plaçant leur argent en action dès qu'ils en ont la possibilité... De même, les valeurs ancestrales du Japon impérial n'existent plus. Comme le dit Damien Odoul dans sa brillante préface du DVD, les samouraïs n'existent plus : même le suicide, qui était un geste d'honneur et de fidélité, est devenu un suicide « à l'occidentale », un suicide de la mélancolie et de l'égoïsme à l'image de celui de la femme célibataire esseulée. Les êtres sont cloisonnés dans leurs appartements, petites cages de poule où ils sont coupés du monde et des autres à l'image de la femme au foyer qui croit devenir folle. Les individus n'ont plus de perspective, d'horizon, d'avenir. Ainsi lorsque sa femme lui avouera sa volonté de sortir de chez elle, le mari lui dira que « c'est partout pareil au Japon : la même cage ».
Plus encore, à la désillusion et l'amertume de la génération de 1945 -celle des parents de l'étudiant, celle du révolutionnaire et de la femme au foyer- qui a vécu la défaite et a été témoin hébété du redressement économique du pays, Wakamatsu dépeint l'égarement identitaire, l'aliénation sociale et mentale et la frustration sexuelle et morale de la jeunesse japonaise à travers Makoto, le voyeur. En effet, l'étudiant se définit par une frustration sexuelle évidente, déjà à travers son activité de voyeur, puisque celui-ci, à l'aide de sa longue vue, ne cherche rien d'autre qu'à pénétrer dans la vie de ses voisins, en observant notamment de manière quasi-obsessionnelle les ébats de sa voisine qui trompe son mari avec le révolutionnaire. Le voyeurisme, comme dit plus haut, témoigne d'un besoin, d'un désir quasi-pulsionnel à observer l'autre, à pénétrer son quotidien, à violer son intimité en rentrant par effraction chez lui d'une certaine manière par le regard. On comprend donc ici que le voyeurisme se veut une métaphore du viol, un besoin compulsif de consommation de l'autre, le marqueur d'une envie, donc d'une frustration. Cette frustration est accentuée d'autant plus que l'identité de Makoto comme individu semble niée : il est un étudiant, et en tant qu'étudiant, celui-ci doit étudier sans arrêt, jusqu'à l'écoeurement, l'aliénation, ses parents et sa soeur ne cessant de lui dire qu'il doit étudier...Il dira même qu'il n'y a rien de plus humiliant que d'être en classe préparatoire. Ce sentiment se traduit aussi dans une attitude de défiance de Makoto envers ses parents, et notamment son père, dans une sorte de complexe d'Oedipe malsain, où le jeune homme désire prendre la place de son père dans le lit maternel, défie son autorité.
Ainsi, la violence s'impose d'elle-même, ultime tentative de toucher l'autre, de le sentir, de tisser un contact profondément humain, mais, c'est le paradoxe, qui est destructeur, qui est négation. L'affirmation de l'autre passe presque logiquement par sa destruction systématique, par l'annihilation de sa personne physique et sociale chez Wakamatsu, faute de trouver une autre forme de rapport humain. On retrouvera cette idée notamment dans les « Anges violés », mais elle sera poussée jusque dans ses derniers retranchements, les meurtres systématiques témoignant de l'impossibilité de l'étudiant à assumer le regard des infirmières, à tisser un lien humain avec la femme, avec autrui, le poussant ainsi au meurtre, à la négation d'autrui comme individu, pour le réduire à un état inerte, celui d'objet, d'image déshumanisée. De même, le désir de Makoto ne peut se réaliser que sur une femme objet, à l'image des revues pornos qu'il consulte, ou encore lors de cette séquence qui a fait polémique, où Makoto se masturbe sur un article de journal traitant de la corruption d'un haut fonctionnaire. L'image inerte est la condition de son désir. Aussi est-il impuissant lorsqu'il tentera de violer sa soeur, puis la femme au foyer lorsqu'il lui rendra visite, car il sentira le poids de leur regard. La réalisation du désir ne peut avoir lieu que dans une relation close, à sens unique, sur une femme-image qui ainsi doit être morte, tuée. Reste à ce geste de révolte inconscient, à ce meurtre inexpliqué et inexplicable de prendre place sur la page des faits divers, lieu de la violence banalisée et dramatisée, manière pour Wakamatsu de dire que le malaise de Makoto est celui de toute une société, que son cas ne fait pas exception.
Ainsi, « Les Secrets derrière le mur » constitue sans doute l'un des films de Wakamatsu les moins contestables pour ses détracteurs. En effet, le réalisateur fait preuve d'une vraie maturité, d'abord esthétique, le film évitant l'étiquette d'exercice de style qu'on lui reprochera pour d'autres films comme « Quand l'embryon part braconner » ou « Va, va vierge pour la deuxième fois », et aussi thématique et réflexive, Wakamatsu ne proposant rien de moins que l'une des visions les plus lucides et les plus intéressantes de la société japonaise moderne déshumanisée et glaciale, qui saura inspirer d'autres réalisateurs comme Michael Haneke notamment pour sa trilogie de la « glaciation » (« Le Septième Continent », « Benny's video » et « 71 fragments d'une chronologie du hasard ») avec ce même gout pour le fait divers, la violence comme manifestation d'un malaise social et identitaire profond, et ce regard clinique et froid sur une société moderne vidée de toute humanité. Preuve supplémentaire et indéniable de l'importance encore trop sous-estimée d'un réalisateur emblématique.
Ichimonji