2046, année du sacre de Wong Kar Wai. Peut être l'année ou l'on comprendra pleinement ce film.
2046 est un film, cest une date, un numéro de chambre, un lieu.
Un lieu où passe limagination débridée de Wong Kar Wai, ce qui nest pas rien. Et ça fait un sacré chantier. Une sacrée réussite surtout.
2046 est pour moi une uvre dart hors cadre. Hors pair sans doute aussi, mais hors cadre sans hésitation. Elle flotte quelque part entre le film, le tableau, lopéra, la poésie,
Wong Kar Wai plonge au plus profond de lâme humaine dans ce film, il transcende le cinéma pour nous livrer une dose de vie à létat pur.
Jaurais presque envie de dire que le résumer de servirais à rien, tant le film dépasse le simple scénario (simple Il ne lest pas vraiment). Jai envie détaler ma culture et de citer Nietzsche parlant des opéras de Wagner (non textuel) : Avec ce niveau dart, le sens des paroles perds de son utilité, il suffirait quils (les acteurs) chantent des vocalises et elles se suffiraient à elle-même. (Si quelquun retrouve la citation exacte, quil me fasse signe). Ici cest pareil. Quimporte après tout le sens des paroles, lhistoire purement événementielle (encore quici les dates prennent une importance) puisque la véritable beauté du film ne se situe pas la. Un film muet aurait eut le quasi-même effet, mais nous aurions été privés des jolies voies damoureux (ses).
Je place quand même un petit synopsis : Mr Chow est un journaliste, il écrit des romans érotiques. Dans 2046, uvre de science fiction se déroulant dans un train, il explore son passé, ses amoures perdues et présentes, ou en devenir.
Il y a Su Li Zhen, joueuse professionnelle à Singapour, que lon surnomme la mygale, et qui cache son passé et sa mystérieuse main gantée, il y a aussi Bai Ling qui aide les hommes a finir leurs soirées et qui se met à aimer Chow, et puis il y a Wang Jin Wen, la fille du patron de lhôtel quil aide a correspondre avec son amant japonais que son père naccepte pas, et avec qui il travaille sur ses romans. Cest lhistoire dun homme, de ses (Sa ?) désillusions et regrets, mais aussi de sa vie, et de celle des femmes qui lentourent.
Le film est composé de morceaux du présent, de flash back et de mise en scène du livre quécrit Chow, 2046. Ce chiffre est à lorigine la date à laquelle Honk Hong perdra totalement son indépendance vis-à-vis de la chine et fera partie intégrante de cette dernière. En effet, lors de la rétrocession en 1997, les chinois ont promis une indépendance de fait de 50 ans à la cité état. Le chiffre de 2046 a fasciné le réalisateur, et la engagé dans une réflexion sur limmuabilité, et ce qui pouvait lêtre. Sûrement pas une ville
Cest aussi la chambre dans laquelle il rencontre et vit lors de ses rencontres avec les trois femmes citées plus haut. Ce numéro de chambre le hante et le suit, ou plutôt y est-il attaché depuis son grand amour avec Su Li Zhen. Cest enfin un lieu bien précis dans son roman (dont cest aussi le titre), un lieu ou rien ne bouge, ou lon peut retrouver son passé et être heureux, un lieux ou lon va pour oublier. Cest la destination du train quemprunte son héros.
Lhistoire semble simple, un homme, las de lamour à cause dune perte terrible, narrive plus à se lier vraiment à aucune femme. Il se rend compte trop tard quil a raté loccasion de repartir à zéro et quil vient aussi de participer sciemment à son malheur (en permettant à la fille du patron de se marier avec « son » japonais alors quil en était tombé amoureux). La phrase quil prononce au milieu du film est révélatrice, «on peut rater lâme sur si on la rencontre trop tôt, ou trop tard ». Cest ce qui se passe dans le second exemple. Le dialogue qui illustre le mieux la situation décrite en premier est celui-ci : « Si jamais (parlant à Su Li Zhen avant de la quitter, alors quelle vient de refuser de partir avec lui) tu arrive à te défaire de ton passé, rejoins moi » -« (voix off de chow) Je ne maperçut que plus tard que cétait à moi que je madressais à travers cette phrase. Sans doute Su lavait elle sentie avant moi ».
Et encore une fois Nietzsche est la pour illustrer* ce propos «Il faut oublier pour vivre », repris par Wong Kar Wai («2046 parle dun homme qui tente de laisser son passé derrière lui, denterrer les souvenirs dont il ne peut se défaire, mais ce quil porte en lui est presque trop lourd pour quil puisse aller de lavant, dépasser ce quil a fait, ce quil a vu. Nous nous défaisons tous de souvenirs, consciemment ou non, afin de repartir de zéro. Certains le font peut-être une seule fois, dautre constamment. »). Chow narrive pas à sen débarrasser, et il rate à cause de cela un nouveau départ potentiel. Cest un film qui allie positivisme (il faut repartir, se défaire dune partie de son passé pour recommencer à vivre) et nostalgie, qui étudie les rapports des hommes et des femmes, les effets de leurs passés respectifs (cest surtout celui de lhomme qui est exploré ici) sur la relation qui naît entre eux.
Tout débute par une rupture, qui détruit lhomme, lui accroche un souvenir-boulet au pied qui lempechera de se reconstruire complétement, notamment sur le plan sentimental. Il sen rend compte lui-même, préférant les flirts, les histoires sans lendemain, il continue ainsi à payer Bai malgré son leur amour réciproque afin de garder une distance avec elle, passant au passage pour un ingrat et un insensible, puisquil continue de fréquenter dautres femmes.
Chow semble flotter entre plusieurs réalités, entre ses passés et son présent, et même son futur à travers son livre
Le réalisateur sinterroge sur lamour, sentiment si intime et propre à chaque être humain, mais aussi tellement universel, sur le rôle des souvenirs (propulseurs vers une meilleure perception du monde ou fardeau qui alourdi lHomme et lempêche davancer ?) et sur le mouvement vital (de la vie, le sens de la vie quoi, mais dune autre façon que les Monty Pythons ), les choses (et les sentiments) qui changent et celles (ceux) qui restent.
2046 est planant. Lorsquon le voit, on sort du monde réel. Plus que lors de toute autre projection (peut être que Dreams en grand écran ou avec les effets spéciaux daujourdhui aurait fait mieux ). Le film a mis plus de quatre ans à sortir de sa boite. Quatre ans de tournage à travers toute lAsie, quatre ans pour permettre au réalisateur de rendre palpable tout ce que son cerveau imaginais comme plans, décors, habits Les robes toujours différentes de Ziyi en sont un exemple frappant. La ville magnifique, aux couleurs chaudes et chatoyantes un autre, le train superbe et clignotant un dernier. Tout est léché, fignolé, parfait, à limage des plans quon pouvait admirer dans In the mood for love. Ici, en plus des plans (qui sont magnifiques et ou Wong saffirme vraiment comme un des meilleurs réalisateurs de son temps, bien supérieur à un Spielberg tournant autour dune voiture ) il y a les effets spéciaux, les couleurs retravaillés, et la musique.
La musique est un élément à part, un acteur du film. Jai déjà du dire ça plusieurs fois, mais ceux qui ont vu le film comprendront ce que je veux dire par la, et saisiront bien ce que jessaie de faire passer
Tout dabord, une petit citation du maitre : « Les extraits musicaux obéissent à des cycles, au gré des souvenirs et des oublis. Une partition peut resurgir dun film à lautre, mais elle invite toujours au même voyage, semblable à un train qui refait indéfiniment le même trajet. Les morceaux se mêlent les uns aux autres ; une impression nouvelle sajoute à la précédente sans parvenir à lestomper entièrement. » (W. K. Wai)
La musique est composée comme dans in the mood par Shigeru Umebayashi (dailleurs elle ressemble beaucoup à celle de ce film, et pour cause certains morceaux sont des reprises améliorées, retravaillées ). Un grand nombre de musiques sont extraites de films européens assez âgés auquel Wong Kar Wai rend hommage. Plus de détails ici.
La musique sert lintrigue comme un personnage, elle revient aux même moments clés, avec les même personnages, illustrant chacune un sentiment, un état desprit, une période de lannée (Pour noël surtout). Chaque personnage a son thème, sa musique, chaque année sa mélodie. La musique guide le spectateur, elle oriente sa vue, elle le porte dans ses bras et lamène à la hauteur nécessaire pour contempler les scènes de lart de Kar Wai.
Lhistoire tournant autour des sentiments dun homme et de quelques femmes, le rôle des acteurs est primordial dans la réussite du film. Tony Leung, déjà royal dans In the mood for love est ici impérial, parfait dans son rôle dhomme blessé et qui parait parfois arrogant, lointain, détaché de tout et égoïste. Gong Li, que lon ne voit pas très souvent et à laquelle on ne sattache pas énormément est tout de même très bonne dans son rôle de mygale, de reine noire du jeu, femme blessée, qui sert de catalyseur à Chow pour aimer son amour de toujours, qui porte le même nom quelle. Zhang Ziyi, elle, est au centre du film et son histoire avec Chow est la base principale de la réflexion sur lamour mené par Wong Kar Wai. Leur couple est magnifique, elle donne à son personnage toute sa texture, sa tessiture, sa densité de femme aimante puis brisé et nostalgique. Reste Maggie Cheung et Faye Wong. La seconde a un rôle bien plus important, puisquelle marque le dernier amour raté de Chow. Maggie Cheung joue elle la première Su Li Zhen, celle qui brise le cur du journaliste, et le plonge dans un brouillard sentimental dont il ne sortira vraiment jamais. Quatre femmes, un homme, cinq grands acteurs qui donnent toute la mesure de leur talent dans ce film superbe, à lambiance chaude, étouffée, irréelle et nocturne, donc proche de lonirisme et du fantasme. On avait rarement donné autant de magnificence à lamour, jamais on ne lavait aussi bien porté à travers un film, jamais un film navait été à limage de celui-ci, à limage de la vie que veut nous faire voir le réalisateur. Style envolé, plans superbes, acteurs au sommet, musique envoûtante, décors travaillés à la perfection, rien ne manque à ce film que lon peut qualifier de total. (Même si les bénéfices retirés natteignent pas ceux du groupe du même nom).
Ma critique se termine, et je sais que jai oublié de nombreux aspects, occulté bien dautres et mal interprété certains, aussi soyez indulgent et participez, je modifierais si les idées avancées me semblent meilleurs que les miennes. A bon entendeur
Carcharoth
* Élever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses nest-ce pas là la tâche paradoxale que la nature sest proposée vis-à-vis de lhomme ? Nest-ce pas là le véritable problème de lhomme ?... La constatation que ce problème est résolu jusquà un degré très élevé sera certainement un sujet détonnement pour celui qui sait apprécier toute la puissance de la force contraire, la faculté doubli. Loubli nest pas seulement une vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels ; cest bien plutôt un pouvoir actif, une faculté denrayement dans le vrai sens du mot, faculté à quoi il faut attribuer le fait que tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience pendant létat de « digestion » (on pourrait lappeler une absorption psychique) que le processus multiple qui se passe dans notre corps pendant que nous « assimilons » notre nourriture. Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience ; demeurer insensibles au bruit et à la lutte que le monde souterrain des organes à notre service livre pour sentraider ou sentre-détruire ; faire silence, un peu, faire table rase dans notre conscience pour quil y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles, et en particulier pour les fonctions et les fonctionnaires plus nobles, pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir (car notre organisme est une véritable oligarchie) voilà, je le répète, le rôle de la faculté active doubli, une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir lordre psychique, la tranquillité, létiquette. On en conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de linstant présent ne pourraient exister sans faculté doubli. Lhomme chez qui cet appareil damortissement est endommagé et ne peut plus fonctionner est semblable à un dyspeptique (et non seulement semblable) il narrive plus à « en finir » de rien... Eh bien ! cet animal nécessairement oublieux, pour qui loubli est une force et la manifestation dune santé robuste sest créé une faculté contraire, la mémoire, par quoi, dans certains cas, il tiendra loubli en échec, à savoir dans les cas où il sagit de promettre : il ne sagit donc nullement de limpossibilité purement passive de se soustraire à limpression une fois reçue, ou du malaise que cause une parole une fois engagée et dont on narrive pas à se débarrasser, mais bien de la volonté active de garder une impression, dune continuité dans le vouloir, dune véritable mémoire de la volonté : de sorte que, entre le primitif « je ferai» et la décharge de volonté proprement dite, laccomplissement de lacte, tout un monde de choses nouvelles et étrangères, de circonstances et même dactes de volonté, peut se placer sans inconvénient et sans quon doive craindre de voir céder sous leffort cette longue chaîne de volonté. Mais combien tout cela fait supposer de choses ! Combien lhomme, pour pouvoir ainsi disposer de lavenir, a dû apprendre à séparer le nécessaire de laccidentel, à pénétrer la causalité, à anticiper et à prévoir ce que cache le lointain, à savoir disposer ses calculs avec certitude, de façon à discerner le but du moyen, et jusquà quel point lhomme lui-même a dû commencer par devenir appréciable, régulier, nécessaire, pour les autres comme pour lui-même et ses propres représentations, pour pouvoir enfin répondre de sa personne en tant quavenir, ainsi que le fait celui qui se lie par une promesse !
Nietzsche, La généalogie de la morale, Traité 2 ("Fautes" et "mauvaise conscience"), §1.