Gemini, du Tsukamoto commercial mais pas trop.
Si je vous dit Tsukamoto, vous me répondez immédiatement Tokyo, vous me dites violence, corps en rupture, corps en mutation, ou alors cyberpunk, underground, hermétique, indépendant, etc...
Imaginez donc un instant un Tsukamoto se passant... à l'ère Meiji ! Etrange n'est ce pas ? Et s'il est une adaptation d'un classique japonais des années 30 commandé par un grand studio ? Vous criez au vol, à l'imposture ? Pas si vite...
Gemini est bien la seconde commande de Tsukamoto (après Hiruko the goblin), plus habitué des films à budget microscopiques et très indépendant, dans lesquels il joue, film, monte et décore, il est bien adapté d'un roman (Soseiji) de Edogawa Rampo (une anecdote intéressante bien que rapportée par tous : Prononcez Edgar Allan Poe en Japonais et vous obtiendrez le nom cité précédemment. c'est en effet en hommage au grand écrivain de fantastique anglais que cet auteur (qui s'appelle réellement Hirai Tarô) à choisit ce pseudonyme. Il signifie aussi "flânerie au bord du fleuve Edo") écrit dans les années 1930.
En réalité, Tsukamoto s'inspire plus qu'il n'adapte. Si le début de l'oeuvre est respecté, la fin elle est quelque peu changée et étoffée. Jai trouvé ici et la des avis très divergent sur la qualité de cette adaptation. En réduisant, on peut mettre à part les fans de Ranpo qui trouve l'adaptation faussée et trop plate, et les fans de Tsukamoto qui voient dans cette lecture de l'oeuvre un prolongement de la pensée du réalisateur. Puisque je n'ai pas (encore) lu cette oeuvre de cet auteur qui semble pour le moins tortueux et intéressant (il s'est fait une spécialité des récits de fantômes, en tous cas fantastiques, avec une touche gore, érotique, voire SM), je ne me lancerai pas dans le débat, et me bornerai à tenter de critiquer le film pour lui même, sans pour autant oublier son origine scénaristique.
Donc, un petit synopsis, comme ça, en passant (ATTENTION JE RACONTE TOUT): Yukio est une jeune médecin, brillant, héros de la guerre et suivant maintenant les traces de son père dans la clinique familiale. (Au passage on note, dans un dialogue à portée historique, l'apport du modèle de l'université allemande au Japon, juste après l'ouverture du pays aux étrangers et surtout à l'occident. Pour ceux que ça intéresse, il est intéressant de savoir que tous les secteurs du droit japonais, des conventions, des administrations et de la fiscalité japonaise sont des copiés/collé des modèles européens, notamment français, anglais et allemand.) Il vit avec ses parents donc, mais aussi avec sa femme (il sont pas encore mariés mais presque), amnésique, qu'il a recueilli après que sa maison ait brûlée. Elle ne se souvient pas de son passé, et il ne le connaît pas non plus, mais l'aime vraiment. La maison semble cependant habitée depuis son arrivée, des odeurs, des impressions bizarres, la petite famille est chamboulée. Et en effet, un jour, on retrouve le père mort, dans des circonstances étranges et tragiques. Peu de temps après, c'est à la mère de mourir. Mais cette fois on comprend pourquoi, puisqu'on assiste à la scène : Une espèce de monstre hybride, mi golem mi homme (Tiens revoilà le Tsukamoto qu'on connaît !) l'effraie, la tue du regard et s'enfuie en une danse macabre.... Yukio soupçonne quelque chose, fait venir la police, mais pas moyen de mettre la main sur quelque chose de tangible. Le soir même, un terrible dilemme, révélateur: Se présentent presque à la même minute une jeune femme pauvre et en haillons avec son fils atteint de la lèpre, et le maire, ivre, qui s'est empalé. Bourgeois, haïssant les pauvres et leurs microbe il chasse les pauvres malades en se prémunissant d'eux grâce à une combinaison qu'on croirait sortit d'un film loufoque des années 60, et soigne le maire. Le lendemain matin, il marche dans son parc pour se détendre, tranquillement, l'esprit ailleurs.... Un homme surgit alors dans son dos, lui enserre le cou, l'assomme et le jette au fond d'un puit. Quand il reprend conscience, il aperçoit dans le trou de lumière du puit... Son propre visage ! Un double, un jumeau qui prend sa place auprés de ses proches et surtout, de sa femme. Sa femme justement, encore un élément Tsukamotesque que l'on retrouve, est au centre de l'histoire, c'est elle qui nous permet de mieux comprendre, de démêler le délire du réel. On comprend en effet, au fur et à mesure de leurs nuits (qui sont bien plus agitées sans pour autant qu'il y est de SM ou autres choses annoncées en intro) que le double de Yukio est Sutekichi, l'ancien amant de Rin (la femme amnésique), et qu'il vient la chercher après une longue absence. Lors d'un flash-back et de quelques dialogues, les liens entre les deux jumeaux sont expliqués : Il s'agit de frères, séparés dès la naissance à cause d'une marque sur la jambe de l'un, qui fut offert au fleuve mais survécut et fut éduqué par un saltimbanque. Grandissant des les bas fonds, il est devenu un voleur, bandits, tuant pour voler et vivre avec sa femme, Rin. Cependant, son père adoptif, honteux de sa conduite le fit éconduire et Rin erra seule quelques temps, allant de vol en vol. C'est la qu'intervient l'épisode de la maison brûlée. Si elle brûle c'est parce que surprise dans un vol, l'habitant tenta de la violer et mis le feu à ses murs. Elle croisa juste après le docteur qui ressemblait à son ex-amant, et décida de le retrouver, mi-délirante, mi-consciente de se joindre à un homme nouveau et étranger. A partir de la l'histoire vous est connue, jusqu'a l'enfermement de Yukio au fond d'un puit. Nourri par son rival gémélique, il cherche à comprendre et à apprendre. Ce dernier lui raconte alors l'histoire que je viens de vous révéler.
Se produit alors un curieux phénomène autour de Rin. Yukio devient peu à peu moins policé, plus bestial (aidé par l'aspect sale que lui donne ces quelques jours de réclusion) alors que Sutekichi prend peu à peu les manières et l'esprit de son médecin de jumeau. Rin, la femme autour de qui ils gravitent sert de catalyseur, de filtre, de médium entre les deux natures. Car c'est bien de cela qu'il s'agit à la fin, Yukio tuant son frère en prenant ses traits, alors que ce dernier lui ressemble plus que jamais dans la mort. Yukio pour s'en sortir a tué (ce qu'il avait juré ne pouvoir faire quelques jours avant) et a accepté son coté sombre et noir. Plus qu'une gémellité c'est une schizophrénie qui s'est résolue.
Dernière image, symbolique, Yukio affronte un mendiant du regard, alors qu'il l'avait toujours fui et évité, le méprisant trop pour lui accorder un instant. Ensuite, il suit un jeune garçon défroqué, prêt à accomplir sa mission (salvatrice, littéralement) auprés de tous.
Ce film, dont le titre évoque immédiatement le thème a beau être un projet commercial et commandé, pour lequel on a imposés un acteur à Tsukamoto n'en garde pas moins la patte si reconnaissable du réalisateur. S'oppose en fait les deux aspects de sa personnalité dans la manière de réaliser (ce que souligne très justement Dionnet dans les bonus du dvd). Si quand il filme Yukio il est très posé, calme, plat dirons certains, sa caméra s'anime, devient frénétique et Testsuesque dès qu'il s'agit de montrer son jumeau, la bête, le mauvais, le pauvre. Tout oppose (en tous cas au début du film) ces deux hommes, pourtant si proche: le style, la coiffure, les vêtements, la manière de parler. L'un est occidental, costard cravate, poli et rationnel, l'autre est habillé de haillons, avec une crête et une peau de bête sur la moitié du visage, il est recouvert de boue et de marques diverses. On voit bien d'ailleurs que Tsukamoto a fait du théâtre dans sa jeunesse (il a commencé par la même), notamment dans les mise en scène et les costumes. Celui de Sutekichi n'est pas du tout respectueux de l'époque ou se déroule l'action, il fait penser à un délire moderne, très "avant garde". Sa façon de se mouvoir est elle aussi théâtrale.
Le début du film, ou l'on ne sait pas encore bien si le jumeau est vrai ou pas, s'il s'agit d'un délire ou de la réalité, mais beaucoup fait penser au "Double" de Dostoïevski, livre dans lequel un personnage s'imagine poursuivit par son double qui intrigue contre lui et finalement le fait sortir de sa vie. L'image du puit m'avait un peu fait penser à cela, ainsi que le fait que jusqu'a un certain moment on ne démêle pas le vrai du faux (ce qui est le cas jusqu'au bout dans le roman, alors qu'on connaît la vérité à la fin du film). A posteriori, le puit est bien plus le symbole du renversement des échelles entre les deux hommes, puisque Sutekichi regarde Yukio de haut et lui jette sa nourriture; c'est lui qui l'a envoyé dans cet enfer sombre, alors que dans leur très petite enfance c'est l'inverse qui avait eu lieu, etc...
Parlons un peu de cette femme, Rin, qui se perd un peu dans les échanges de personnalité. Elle sert les hommes dans leur évolution mais semble n'y pas comprendre grand chose. Tantôt elle reconnaît son amant dans Yukio, tantôt elle voit Yukio alors que c'est Sutekichi qui est dans son lit. Il faut dire que ce dernier joue un double jeu, se faisant passer pour le médecin alors que sa femme l'a bel et bien identifié comme son amant d'autrefois. La belle femme qui n'avait pas attendue le retour de son mari et en avait profité (ou a-t-elle tellement vu Sutekichi en Yukio la première fois qu'ils se sont vu ?) pour grimper quelques étages social, ce que semble montrer la scène ou elle reproche à l'imposteur d'être arrivé au moment ou elle commençait à être heureuse... Quoiqu'il en soit, ce personnage reste l'axe autour duquel s'articule les personnalités des jumeaux, celui autour duquel ils articulent leur évolution symétrique mais inversée, se rejoignant finalement un beau matin, en allant soigner les quartier pauvres, un regard déterminé dans les yeux.
A la fin, on se demande même si ce n'est après tout pas l'histoire d'un seul homme que l'on vient de voir, et non pas un drame familial. On se demande (avec Tsukamoto sans doute) si ce n'est pas à un parcours initiatique auquel on vient d'assister, plus qu'à une lutte et à une mort. Si ce n'est pas une mort mais une naissance, la naissance d'un homme complet, plein, appuyé sur ses deux personnalités enfin unies. Ce jumeau rejeté, n'était ce pas cette part de lui même, trop horrible, trop bête, trop monstre même à ses yeux, mais qu'il a du accepter pour vivre. Le thème (métaphorique bien sur !) du tuer pour (re)vivre est à nouveau présent dans ce film (et est un ajout de Tsukamoto).
Les acteurs... Parlons tout d'abord de celui qui a été imposé par la production: Masahiro Motoki, super star au japon, membre d'un groupe de rock ultra connu, mais aussi très bon acteur, avec qui Tsukamoto semble s'être bien entendu, et qui interprète d'une façon remarquable les deux facettes, les deux jumeaux. Il arrive à faire ressortir une paltette d'émotion et d'état d'esprit tout à fait énorme, lorsqu'il passe d'un personnage à l'autre (j'ignore s'ils ont tournés les scènes à la suite ou alors séparés celle ou il était et Yukio et celle ou il était Sutekichi, en tous cas bravo !). il est aussi crédible en monstre qu'en médecin bourgeois, réussissant petit à petit à nuancer son jeu, ses expressions grotesques du début (tant du coté bourgeois que du coté malfrat) pour amener la fusion, le mélange des genres et des sentiments. Très bonne performance...
Rin est interprété par une mannequin du nom de Ryô, que le réalisateur à absolument voulu avoir, et on le comprend. Parfois glaçante, parfois chaude comme la braise, elle alterne et change son jeu à volonté, usant à merveille de ses grands yeux et de son visage expressif comme d'une coupe de cheveux (dont elle change au gré de ses humeurs et des scènes: parfaitement coiffés, déliés, ou ebourrifés). Rôle parfait pour elle.
Guest Star : Tadnobu Asano joue le rôle du vengeur à l'épée dans le flash-back ou l'on voit Rin et Sutekichi dormir ensemble dans leur taudis.
L'image que l'on voit par intermittence au début du film, celle des rats dévorant une carcasse de chien (?), est à interpréter. Certains y ont vu l'image du peuple et un hommage a Imamura, ou une référence à la scène des vers bouffant un chat mort dans Tokyo Fist. Je ne sais que dire, sinon qu'il y a du morbide la dessous !
Pour finir, j'aimerai apporter un point de réflexion sur l'importance de ce film dans l'oeuvre de Tsukamoto. A part Hiruko, le réalisateur cyberpunk n'avait tourné que des petits films, à petits budgets et sans stars. Le voila entouré par des grands, avec un budget conséquent et toute un équipe pour l'assister. Dans la même période et jusqu'a aujourd'hui, on le voit beaucoup jouer pour dautres réalisateurs, dans des films moyen et gros budget. Il réalise un peu moins souvent des films indé personnels. cette expérience semble lui avoir apporté la renommé nécessaire pour faire ce qui lui plait sans pour autant être obligé de le faire en amateur, comme jouer, ou tourner en comité réduit et avec une mise en scène spéciale. Dionnet y voit une évolution intéressant, ou il alterne film commercial et film personnel, actorat et réalisation. Avec ce film il sort un peu de ces thématiques habituelles, de Tokyo, de ses réflexions sur le corps humain (quoique...), sans pour autant renoncer à une vision de l'homme qui lui est propre (la violence constructrice, la nécessité de ce qu'on appelle le mal, etc...). Il s'agit donc de voir vers quel style il va se diriger : Plaire aux Inrocks et recommencer à tourner avec 1000 $, ou accepter de n'être pas le seul producteur mais avoir une distribution bien plus large (tout en préservant son univers, même s'il sera sans doute obliger de le rendre moins trash que Tetsuo ou Tokyo Fist). On verra bien avec les prochaines sorties DVD. (Vital, Snake of June).
A développer: Comparaison avec le Horla, de Maupassant. (Folie, double, perte sommeil, etc...)PS : La musique a été, comme d'habitude, composée par Chu Ichikawa, le compositeur attitré de Tsukamoto. Il quitte le registre qu'il affectionne, c'est à dire une musique industrieuse, metallique et saccadé pour se fondre un peu plus dans le décor et l'ambiance du film.
Carcharoth