Rivière noire, la tragédie qui révéla Kobayashi.

Publié le par Nostalgic-du-cool

Rivière noire (Kuroi kawa), Masaki Kobayashi, 1957, Japon.



 

De Kobayashi, immense cinéaste de l’immédiat après guerre, nous avons déjà traité « La condition de l’homme », « Rébellion » et « Harakiri ». A chaque fois, nous avions souligné la portée éminemment contestataire de ces films, des multiples réactions qu’ils avaient suscités à leur sortie au Japon, ou la production de film était contrôlée de près par l’occupant américain et par le pouvoir en place, qui ne voulait pas entendre parler de climat social, de problèmes du même noms ou de quoi que ce soit de trop remuant et contestataire.

 Dans ce contexte, le jeune réalisateur (41 ans lors de la sortie, à peine l’age mur pour un réalisateur, surtout que pendant la guerre, il n’a rien produit…) c’est déjà fait remarqué en seulement quelques films. Bien qu’encore méconnu (c’est encore l’époque des Mizoguchi !), sa maison de production, la Shochiku, n’est pas emballée par ses projets, notamment cette adaptation du roman de Takeo Tomishima, qui remue un peu trop les problèmes actuels. Cependant, à coté de la controverse que susciteront ses trois films suivant (trilogie de la condition humaine) et leur objet (l’occupation japonaise en Mandchourie à partir de 1937), celui-ci parait un peu plus « falot » (tout est relatif, peu de films sont d’une puissance égale à celle de la trilogie précitée) et au moins en deçà au niveau de la volonté contestataire.



La logeuse et le promoteur véreux


 Kobayashi n’en réalise pas moins un film réaliste, actuel (pour son époque à coup sur, mais peut être encore aujourd’hui), social, sombre bien sur, profond et subtil dans sa vision de la société et riche par le nombre de sujets abordés. C’est peut être aussi par ce film que Kobayashi se fait connaître, et à la suite duquel il osera réaliser sa fameuse trilogie qui fera de lui un cinéaste « intouchable », doté d’une reconnaissance mondiale et qui pourra toucher à tous les sujets qui lui tiennent à cœur en les abordant de la manière qui lui plait… Mais avant tout cela, pour ce film donc, il ne dispose ni d’une réputation solide, ni de financements sur ou d’un réseau de distribution acquis. L’adaptation de ce roman était donc osée et franchement pas très bien vue par sa hiérarchie. Rappelons aussi que malgré le traité de San Francisco de 1952 (et la fin de la censure en 1949) qui signifiais la fin officielle de l’occupation militaire du Japon, des dizaines de milliers de Gi’s sont restés sur le territoire nippon, qui a servit notamment de base arrière lors de la guerre de Corée (1950-53), et enfin, que l’économie japonaise, exsangue et totalement détruite ne surnageait que grâce aux commandes et aux aides US… D’où une influence encore énorme au moment du tournage, 5 ans seulement après le traité cité plus haut.




Ces années qui suivent de près la guerre sont une période un peu trouble mais extrêmement prolifique pour le cinéma japonais. Elle voit naitre Kurosawa, Ishikawa, Imamura, et certains de ces films sont récompensés en occident dans les festivals les plus prestigieux : Mizoguchi (O-Haru), Kurosawa (Rashomon), etc… Ce n’est pas pour rien qu’on nomme « Age d’or » les années 50. Age d’or des majors surtout, puisqu’il n’y a quasi-pas de films indépendants. Les Daiei, Toho, Sochiku et autres grands studios se partagent les grands réalisateurs et acteurs. Ce système qui aurait pu être sclérosé et aseptisé a tout de même donné de grands films, sans doute à cause (grâce ?) du climat social bouillonnant et du besoin de s’exprimer, si longtemps frustrer pendant la guerre. Mais revenons au film, dont vous ne savez toujours rien.




 

 Rivière noire raconte l’histoire de Jo (Tatsuya Nakadai), un yakuza violent (pléonasme, mais il vaut mieux préciser) épris de Shizuko (Ineko Arima), une jeune et belle serveuse qui passe tous les jours sous ses fenêtres. Celle-ci rencontre dès le début du film Nishida (Fumio Watanabe) jeune étudiant qui loge dans un taudis pour ne pas être obligé de travailler en même temps. Les affaires de ces trois la se croisent lorsque Jo est chargé par la logeuse de Nishida (et un homme d’affaire plus ou moins honnête) d’expulser les occupants du foyer afin de le détruire et d’y construire un hôtel de luxe pour américain. Dans le même temps la rivalité entre les deux hommes arrive à son paroxysme puisque Jo attire la jeune fille dans ses filets par un stratagème indigne et en profite pour lui faire perdre son honneur… Shizuko, bien qu’aimant Nishida ne peut se détacher du yakuza, qui l’attire malgré elle, et à qui elle est attaché de force, pour sauvegarder son honneur… De son coté Jo est bien sur jaloux, et n’en est que plus empressé de faire chasser par ses sbires les locataires… Le soir ou le tractopelle des mafieux arrive et abat la batisse, c’est justement l’anniversaire du bandit, auquel il a invité Nishida et Shizuko, cruel comme il est. Il ne sait pas le projet de cette dernière, qui voulant retrouver son honneur et pouvoir aimer l’étudiant en toute liberté, s’est résolu à le tuer. Final haletant, douloureux et magnifique…




 

 Voila, pour une fois le résumé est court, bien que le film dure presque deux heures (1h55 sur le boîtier dvd, 1h45 sur le lecteur… mystère !) et soit très intense du début à la fin ! Maintenant se pose la question du « par quoi commencer ? ». Peut être par les acteurs, pour ne pas garder toujours le même ordre dans les articles… Allons-y : Tout d’abord, une chose à noter : ce film n’a pas de grande figure, comme Mifune, mais a servit de départ à la carrière de l’un des plus grands acteurs japonais : Tatsuya Nakadai (que l’on retrouvera dans Harakiri par exemple), dans un de ses tout premiers rôle, est déjà impressionant en Jo, yakuzas aux yeux brillant et à la voix si particulière, bandit charismatique, magnétique et qui attire malgré elle Shizuko. Un type de rôle dans lequel on le retrouvera souvent, un peu instable, chaotique, brûlant, toujours à la limite ; registre dans lequel il excelle déjà jeune, au tout début de sa carrière. Ineko Arima (Shizuko) n’est pas non plus une grande vedette à cette époque, elle a par contre elle aussi déjà tourné sous la houlette de Kobayashi (The Spring, 1956) qui la choisira encore pour incarner ses héroïnes (Ningen no joken). Très belle femme, au regard charmeur (décidément ! A croire que le cinéaste ne regarde que leurs yeux) et si attendrissant lorsqu’il s’humidifie… Un jeu peut être un peu trop porté sur le pathos, mais cela est voulu par le rôle, d’ailleurs difficile, de la femme qui aime deux hommes et se sent obliger par l’honneur d’en tuer un pour ne pas être mal vu et se retrouver elle-même. Personnage clé du film, charnière autour de laquelle s’articule les actions des deux hommes qui la convoite, l’aime, la désire chacun à leur manière, et qu’elle aime en retour pour différentes raisons qu’il serait ici malaisé d’analyser puisque les plus grand philosophes et penseurs se sont cassés les dents et les méninges sur l’insoluble problème de l’amour, du désir…. Elle arrive néanmoins, avec ce talent qu’on les artistes, à nous transmettre ce sentiment qu’elle doit ressentir, même si le filtre au travers duquel on saisit ses sentiments est bien souvent Nishida, et non pas directement elle… Nishida justement, est interprété par Fumio Watanabe, dont le premier rôle avait été dans…. Spring, du même cinéaste. Seconde apparition pour lui donc dans ce film, mais il parait avoir une longue carrière derrière lui ! Elle est en fait devant lui (70 films environ entre 1956 et 70), et on comprend pourquoi. Bien que son jeu ne soit pas aussi remarquable que celui de Nakadai, bien qu’il ne soit pas aussi charismatique, il est parfaitement rentré dans la peau de l’étudiant pauvre mais digne, amoureux presque trop rationnel. Son jeu est sobre, juste, homogène, et même si ce n’est pas son personnage qui ressort le plus, il soutient la comparaison avec ses deux comparses, même s’il n’a pas leur aura.




 

 Après la surface, les interfaces, parlons du fond de ce film. Je n’ai pour le moment pas vu Spring ni La pièce aux murs épais, mais en tous cas celui-ci s’inscrit bien dans la lignée des films suivants. Sombre, résolument pessimiste sans pour autant être nihiliste ou renonciateur, il décrit avec réalisme et parfois même cruauté le monde des sans-le-sou, les bas fonds pour ne pas citer Gorki/Kurosawa (même si entre le Tokyo du film ou le Moscou du livre et celui-ci, il y a quelques décennies et une guerre d’écart), la lie de la société, ses bandits, ses profiteurs véreux qui tapent toujours en dessous d’eux, ses pauvres qui ne font même pas pitié, qui dégoûtent -pour dire vrai- par leur égoïsme (voir la scène de la transfusion sangine (qui entre nous soit dit appelle immédiatement dans l’esprit d’un asiaphilien le film d’Imamura : Docteur Akagi, qui d’ailleurs se déroule à la même période) où les locataires se débinent un à un derrière de mauvaises raisons plutôt que de sauver leur voisin, même sa femme, qui pourtant tancer vertement ceux qui n’osaient pas donner un peu de leur précieux sang…), leur vision étroite et à court terme (mais ont-ils vraiment le choix ?), leur inorganisation devant les yakuzas (qui sont d’ailleurs aussi misérables qu’eux, à ceci près qu’ils peuvent se saouler et se faire des putes plus souvent) qui exaspère le « communiste » de la bande, lequel s’arrache les cheveux désespoir à la fin devant l’esprit borné de ses colocataires… (Voir aussi la scène du compteur électrique ou ils préfèrent tricher et mentir sur leur consommation réelle plutôt que d’être honnête et de ne payer que ce dont il use, et no pas aussi la consommation de la base américaine voisine, chacun se méfiant de l’autre et remettant en cause ce qu’il dit…). La plupart des femmes sont aussi des putes, ou alors sont infidèles et exploitent leurs maris qu'elles tuent à la tache. Ces derniers ne valent pas mieux et jouent ou boivent le peu qu'ils gagent... On en arrive même à se demander si le réalisateur n’en rajoute pas, ne noircit pas le tableau entre les indigents miséreux, les propriétaires acariâtres, malhonnête, les hommes d’affaires véreux et les militaires déserteurs et coucheurs, sans parler des yakuzas, véritable état dans l’état, qui corrompent sans trop de difficulté une bureaucratie sclérosée et inefficace. A part l’amour (thème que l’on retrouve dans le titre de la première partie de la trilogie « condition humaine » : Il n’y a pas de plus grand amour), rien n’éclaire le tableau offert par ce film. La société y est dénudé, offerte telle quelle, par le bas, en complète déliquescence, misérable aussi bien matériellement que moralement (a part peut être Shizuko et Nishida qui semble avoir conservé une idée de la dignité et de l’honneur, ainsi que le communiste qui reste fidèle à sa « morale »).




Les êtres humains s’y entrechoquent à grand fracas, sans rien pour les retenir dans leur course folle, les uns contre les autres, se côtoient en eux l’amour, la haine, l’envie, la jalousie, la solidarité et cela fait des étincelles, allume de grand brasiers et provoque des tragédies. D’ailleurs la tragédie n’est elle pas une idée de la société poussée à son extrémité par son auteur, pour en extraire la substance de l’être humain, son essence, quelque chose de pur, d’absolu, les « états d’âme » issu des entrechocs entre les hommes, ces « flammes » à peine étouffées des passions*… Ainsi, Kobayashi ré-elabore la société nippone de l’après guerre au travers de cette haine que se voue le trio Nishida-Shzuko-Jo, mais aussi de l’amour qui les unit, et du drame qui les sépare finalement. Toute l’ambiance du Japon est condensée dans la dizaine de personnage du drame, preuve de la maîtrise de Kobayashi, qu’il étalera une nouvelle fois dans la trilogie épique, énorme de la condition humaine. Sa mise en scène elle aussi est impeccable, peu de chose a en dire, ou peut être trop, l’intensité qu’elle dégage, alliée à celle du scénario rende toute démarche analytique assez ardue, en tout cas je n’y suis pas arrivé, et il faudrait donc que je revoie le film pour vous en parler. Sachez en tous cas que la réalisation est bonne, puisque elle colle parfaitement à l’histoire et à son ambiance. Sans oublier la musique, assez originale (enfin j’ai trouvé) de Chuji Kinoshita, un peu jazzy, dont les trompettes (et autres cuivres) viennent souligner les instant dramatiques du films, et ajoutent à son aspect un peu baroque (par l’avalanche de sentiments et de drames).

Rivière noire est donc un drame moderne, une tragédie cruelle (encore un pléonasme !) où les dieux n’ont même pas besoin de pointer leur nez pour que les hommes s’entre-tuent et souffrent, dans un noir flot de malheur. Dans le même registre on pourra voir Pluie noire, d’Imamura (décidément le noir inspire !), dont le titre rappelle un peu celui-ci. Film audacieux, résolument noir mais encore une fois ouvert sur l’avenir, puisque le passé est terrible et le présent cruel, Rivière noire est une œuvre superbe, qui scotche, au scénario simple et sur un thème mainte fois rebattu, mais traité de façon superbe, violente, forte.

 

*Voir Bergson, le rire, p. 121-123.

  



Carcharoth



Publié dans Japon

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article