Nuages Flottants, Mikio Naruse au sommet du shomingeki
Nuages flottants (Ukigumo / Floating clouds), Mikio Naruse, 1955.
Nuages Flottants est une des uvres phare de Mikio Naruse, réalisateur prolifique placé aux cotés dOzu, Kurosawa et Mizoguchi dans le panthéon des maîtres japonais. Sa production est cependant méconnue en Europe, bien que les distributeurs face depuis quelques années un bel effort pour combler ce vide. Tout comme Ozu et Mizoguchi on le rattache au genre du Shomingeki, cinéma sintéressant à la classe moyenne et populaire dans sa vie de tous les jours. Pour Naruse, plus précisément il sagit souvent de montrer des histoires de femmes, pauvres, abandonnées survivant comme elle peuvent dans un pays en mauvais état et cherchant à vivre des histoires damour très souvent contrariées par des hommes lâches ou mauvais.
Ukigumo (Nuages Flottants) est à lorigine un livre de Fumiko Hayashi, auteur dont Naruse adaptera plusieurs uvres (Le Repas, Les Chrysanthèmes tardifs, LÉclair). Elle ne connaîtra pas le succès dUkigumo au cinéma puisquelle mourra en 1951. Son livre et le film racontent la vie de Yukiko et Tomioka, amant pendant la guerre en Indochine, puis séparé lors de leur rapatriement au Japon après la défaite de celui ci. Yukiko saperçoit alors que son amant ne quittera pas sa femme bien quil ne laime plus, quil est ruiné ou presque et quil narrive toujours pas à résister aux avances des femmes. Elle nen continuera pas moins à laimer et à tenter de construire sa vie avec lui, avec une obstination daimante, jusquà le suivre sur une petite ile à l'extrême sud de larchipel nippon, où elle contractera une maladie...
Le style de Mikio Naruse est plus difficile à identifier que ceux dOzu ou Mizoguchi. Il se définit par sa simplicité, sa tranquillité, labsence de recherche pompeuse de style et de maniérisme et par une facilité dapproche. En effet les mouvements de caméra sont plus dynamiques que chez Ozu et le travail sur la perception de lespace est moins poussé que chez lui, ce qui facilite au spectateur lambda lentrée dans le cinéma de Naruse.
Nuages Flottants dure néanmoins deux heures, et il y a une petite demi-heure aux deux tiers du film qui passe assez lentement, avant que les choses ne saccélère dans un final parfaitement maîtrisé. Le film, comme je lai déjà dit, nest pas un film daction du tout, il nous amène à observer le quotidien dune femme et dun homme pauvres, que la vie (le destin ?) a réunis durant quelques années dans un havre de prospérité et de paix avant de les séparer dans un Japon ruiné et affamé. Nuages flottants se construit dailleurs sur une armature de flash-back. Ils sont au nombre de trois, dont deux se déroulent en Indochine (et dont des extraits seront repris ensuite, mais sporadiquement et dans une moindre ampleur) et un au Japon à la veille du départ de Yukiko. Ces épisodes passés dans une colonie japonaise (où Yukiko a fuit son violeur, c'est l'objet du troisième flash-back) ressemblent en comparaison à la réalité de l'après guerre à une sorte de vie dans le jardin d'Eden. Interpréter ce film chrétiennement serait sans doute une erreur grossière mais on ne peut s'empêcher de voir dans la déchéance des deux protagonistes une sorte de parallèle au bannissement d'Adam et Eve. Le fruit défendu serait il leur amour ? Sans doute pas pour Naruse. Puisque nous parlons de ces flash-back indochinois, petite anecdote pour nous les français. On peut remarquer, sur une des poutres de la villa qu'occupent les fonctionnaires japonais une inscription « Maréchal Pétain » bien en vue pendant une dizaine de seconde, détail réaliste au possible (puisque lIndochine était française avant la seconde Guerre Mondiale et le redeviendra en 1946). A ces décors idylliques, à l'amourette parfaite de cette vie en colonie s'oppose cruellement la réalité du japon de l'après guerre. Opposition renforcée par la fait que Tomioka a retrouvé au Japon sa femme, malade, et son ancien commerce mal en point lui aussi ; et qu'il ne souhaite plus du tout se marier avec Yukiko, incapable d'annoncer son départ à sa femme. Le pays est détruit, ruiné, elle n'a plus de travail et son amour la fuit et la repousse. Pourtant, courageuse et opiniâtre elle se bat pour recouvrer les deux derniers. C'est l'occasion pour la réalisateur de montrer le courage de ces femmes seules, sans ressources et bien obligées de vivre et de gagner de quoi. Naruse évoque pudiquement la prostitution (Yukiko voit des annonces qui demandent des « hôtesses ») et son pendant, l'avortement. Dans le cas de notre héroïne, il ne s'agit pas d'un enfant de la prostitution mais bien celui de Tomioka qui, inconstant, se jette parfois dans les bras de son ancienne amante avant de la repousser avec des prétextes biaiseux. Bien que l'avortement ne soit pas évoqué directement, on se rend bien compte que le temps passe et que son ventre ne grossit pas... Autre calamité dont parle Mikio Naruse de façon plus frontale cette fois, le viol. Celui de Yukiko, par son beau frère, un voyou sans scrupule qui après la guerre montera une secte très lucrative.
Nuages Flottants propose donc une vision assez dichotomique, les femmes d'un coté et les hommes de l'autre, ces derniers étant presque immanquablement lâches, incapables de se décider ou pire manipulateurs ; tandis que les femmes ont plutôt tendance à être courageuse, forte, à aller de l'avant et à persévérer vers un but précis. Ceci dit l'obstination amoureuse de Yukiko, si elle s'explique bien sur par la passion semble presque trop importante pour être vrai. Après s'être fait rouler dans la farine plusieurs fois, elle continue à aduler Tomioka et à vouloir en faire son mari. Ce dernier change d'avis comme de pardessus, et la laisse espérer avant de se dédire sèchement, et ce alors qu'il entretien une liaison ambigüe avec une autre femme et en regrette une autre, tué par son mari à cause de lui et de sa faiblesse.
On voit aussi dans Nuages Flottants la figure de l'envahisseur à travers un soldat américain qui un temps entretien Yukiko et la drague avec la gouaille que l'on prête aux occidentaux.
Ainsi, si Mizoguchi a filmé les prostitués et les plus bas milieux sociaux (les surs de Gion, les musiciens de Gion, O-haru femme galante, ) Naruse semble être plus intéressé par la classe sociale légèrement supérieure à celle ci. Celle qui survit un peu mieux, celle qui vivait relativement bien avant la guerre mais connait de grosses difficultés à cette époque. Le point commun entre les deux grands maîtres est bien sur leur attachement à défendre les femmes, qui sont toujours plus faibles et plus exposés que les hommes (du moins en apparence, car comme on l'a vu elle sont souvent plus solides et fortes en réalité) et à souligner leur vaillance et leur courage dans les périodes difficiles et face aux malheurs de la vie.
Le style discret de Mikio Naruse s'adapte parfaitement avec cette chronique de la vie des petites gens, il sert magnifiquement la peinture du quotidien du peuple. Et s'il est moins reconnaissable que celui de ses contemporains, il n'en demeure pas moins efficace et le fruit d'un véritable travail et d'une maîtrise aussi importante. Un peu comme de celui d'Ozu, on pourrait dire qu'il reflète « cette simplicité qui ne s'acquiert qu'à grand prix ». La force de celui ci se remarque essentiellement dans les flash-back et dans la scène finale où il sublime le désespoir et la souffrance d'un homme.
Les souvenirs sont en effet amenés de manière subtile et originale, par un cadrage un peu plus serré sur une situation donnée qui se retrouve dans le passé et qui permet au réalisateur de faire habilement la liaison entre présent et passé, réalité et souvenir.
Si le film fonctionne si bien et parvient à tenir en haleine le spectateur pendant deux heures (ou presque, comme je le disais au début) c'est aussi en grande partie grâce aux deux acteurs qu'a su réunir Naruse : Hideko Takamine, son actrice fétiche (17 films en commun) et Masayuki Mori, acteur ayant joué de nombreuses fois pour Kurosawa et Mizoguchi, tous deux considérés comme parmi les meilleurs de leur époque. Ils portent le film à bout de bras et leur jeu de souffre d'aucune fausse note !
Ce film est donc une perle, une merveille du genre ; une histoire simple, commune presque, filmée génialement mais sans prétention par un Naruse sans doute au sommet du Shomingeki.
A noter : grâce à la Wildside, la France dispose de l'un des meilleures éditions de ce film dans un coffret superbe.
Carcharoth