The Murderer de Na Hong Jin (2011)

Publié le par Nostalgic-du-cool

« The Murderer (Yellow Sea) » de Na Hong-Jin : un Chien Enragé :





Inutile de préciser que parmi les rares sorties asiatiques de cet été 2011, « The Murderer » était sans doute le film le plus attendu. Seconde réalisation de Na Hong-Jin après son brillant thriller « The Chaser », « The Murderer » transforme le premier essai du réalisateur et confirme son talent et la singularité de son style. Ni une redite, ni un « deuxième volet », le film se place comme une rupture et une continuité étonnante. Nouveau film noir qui met en scène les deux superbes acteurs de « The Chaser », Ha Jung-Woo et Kim Yoon-Seok, « The Murderer » (dont le titre original est en vérité « Yellow Sea ») situe son action entre deux pays, plus précisément deux régions : la province de Yanji en Chine, où vivent les « Joseon-jok » - une minorité sino-coréenne - et la Corée du Sud. L'histoire est celle de Gu-Nam (Ha Jung-Woo), un chauffeur de taxi misérable qui tente de survivre tant bien que mal en faisant des courses et en pariant de l'argent au Ma-jong -argent qu'il perd systématiquement. Sans nouvelle de sa femme et de sa fille qu'il a envoyées en Corée du Sud pour y gagner de l'argent et y trouver le bonheur, celui-ci se replie dans la solitude et commence à penser que sa femme l'a abandonné pour un autre homme. Le dos au mur et constamment harcelé par ses créanciers, il se voit proposé par un petit parrain local, Myun (Kim Yoon-Seok), d'aller tuer un homme en Corée du Sud, afin d'essuyer ses dettes et par là même de retrouver sa femme et sa fille. Celui-ci accepte mais rien ne se passera comme prévu...

 

Kim Yun-seok. Le Pacte

 

Faire un second film est sans doute chose plus difficile que d'en réaliser un premier, car si le public n'a aucune attente en voyant une première oeuvre, il n'en va pas de même pour la deuxième qui constitue un véritable défi : il s'agit d'abord pour le réalisateur en herbe de prouver que le premier film réussi n'était pas un coup de chance. Surtout, il s'agit à la fois d'affirmer et de décliner plus encore son style et son identité, et en même temps de ne pas refaire une deuxième fois le même film... Et si « The Murderer » -avec le titre que lui ont affublé les publicitaires et avec l'étiquette « thriller gore venu de Corée »- ressemble drôlement à un « The Chaser »-bis au premier coup d'oeil, il n'en garde heureusement que l'apparence. En effet, le réalisateur parvient à décliner des thématiques et des motifs dont il avait déjà posé la base dans son premier film tout en modifiant radicalement son approche formelle du genre du thriller ainsi que la manière qu'il a de conduire le récit.

 

Jung-woo Ha. Le Pacte

 

Le choix déterminant est notamment celui d'ancrer l'histoire du film dans une réalité sociale peu connue, celle des fameux Joseon-jok, et dans le quotidien démuni et précaire de l'un d'entre eux, Gu-Nam. La caméra traque le personnage et ses allées et venues dans son quotidien de misère, dépeint avec acuité sa déchéance physique et morale, celle d'un individu réduit à l'état de chien par un système impitoyable. Froide et d'une intensité de plomb, cette première partie de film est probablement la plus impressionnante de « The Murderer », qui, au fur et à mesure que le personnage de Gu-Nam est de plus en plus aculé, installe la trajectoire fatale et violente du film. Avec la précision de ce qui pourrait presque être un documentaire sur une région du monde oublié de tous, le réalisateur filme son personnage et la communauté de laissés-pour-compte qui est la sienne, qui vit dans la boue et survit de petites magouilles et de combines obscures. Dans une photographie aux teintes d'un gris écoeurant, Na Hong-Jin se plait à filmer les architectures massives et aujourd'hui vétustes des vieux bâtiments communistes de la République populaire de Chine. Ni totalement Coréens, ni vraiment Chinois, les Joseon-Jok ne bénéficient donc ni du miracle économique de l'Empire du milieu, ni même de la réussite économique de la Corée du Sud. Victimes de racisme des deux côtés, ils sont des individus sans identité, sans appartenance, portant partout où ils vont leur misère.

C'est donc à partir de ce constat social que le réalisateur va faire démarrer à l'image d'une trainée de poudre explosive l'itinéraire meurtrier de notre personnage. Et c'est lors d'une séquence absolument glaçante de traversée de mer dans la cale d'un navire clandestin que le film se fait l'écho d'un sujet à l'actualité brulante, et d'une réalité humaine absolument dramatique : celle d'hommes et de femmes qui ne peuvent plus vivre dignement et qui sont obligés de fuir leur région d'origine pour aller dans des contrées plus prospères dans l'espoir d'y trouver un meilleur avenir. Na Hong-Jin nous plonge donc avec force dans cet univers parallèle, ce milieu morbide de la clandestinité et de l'illégalité, où la dignité et les valeurs humaines sont bafouées et méprisées. C'est dans ce genre de séquences, renvoyant hautement à une réalité humaine et sociale existante que l'entreprise de Na Hong-Jin se fait réellement sentir et que son regard devient celui d'un moraliste sévère. Chose étonnante quand on se souvient que « The Chaser » avait marqué par la confusion morale profonde que l'histoire mettait en scène en montrant la poursuite d'un serial killer par un proxénète qui cherchait à récupérer ses filles et son argent ! Ici le regard de Na Hong-Jin est tout autre : « The Chaser » racontait essentiellement l'histoire à travers la trajectoire tragique de Joong-Ho, le proxénète, qui se transformait en quête de rédemption. Par là même le spectateur était en position d'empathie et d'identification, ce qui entrainait un ancrage émotionnel fort. On se souvient tous des moments clairement poignants et émouvants du film. Ici, « The Murderer » ne joue nullement sur l'émotion : en épousant non seulement le point de vue de Gu-Nam, mais aussi celui de Myun et du chef de gang sud-coréen Kim, le long-métrage devient presque un film-choral où le réalisateur embrasse dans un même geste les trajectoires des personnages et les soumet au même constat, au même jugement moral sévère. En résulte un film beaucoup plus froid et désincarné, qui garde le spectateur à distance, en position de juge. Ainsi à travers cette flopée de sang et de violence qui semble enflammer toute la société coréenne dans la deuxième moitié du film, Na Hong-Jin met à nu l'essence des rapports humains dans la société moderne : la violence à l'état brut. « The Murderer » fait la peinture d'une humanité qui retombe sous règne animal, où les hommes se traquent implacablement à travers une jungle urbaine où tous les moyens sont bons pour survivre.

 

Le Pacte

 

En témoigne un traitement de la violence particulièrement original et aux antipodes de ce que Na a pu faire dans « The Chaser ». En effet, le film avait choqué par la frontalité de la mise en scène : pas de hors champ ni d'ellipse narrative pour masquer la violence. Loin d'être gratuite, cette position avait pour but de questionner les motivations du serial killer à tuer, et d'en montrer le caractère profondément incompréhensible, insaisissable. La violence était un mystère dans « The Chaser » : on se souvient du regard perdu et ahurit des policiers à la fin du film lorsqu'ils déterraient les corps des victimes du tueur…Pour « The Murderer », l'entreprise est toute autre : dans les séquences d'action, la caméra épouse le point de vue de Gu-Nam, à tel point qu'elles semblent filmées en caméra subjective. Le montage épouse le pouls frénétique et paniqué du personnage, animal traqué dans une chasse à l'homme barbare. La mise en scène, encore plus dynamique et rythmée que dans « The Chaser », sert donc à souligner le caractère ultra-réaliste et désordonné de la violence. Plusieurs scènes du film voient donc surgir des moments burlesques totalement inattendus et presque déconcertants : un flic paniqué qui en tue accidentellement un autre, un policier renversé par une voiture dans une course poursuite ahurissante... Na Hong-Jin s'amuse énormément à parasiter chacune de ses scènes par un élément inattendu, aléatoire, qui renverse toujours la situation présente, fait basculer les rapports de force, de sorte qu'on ne sait jamais ce qui peut arriver ensuite. Ceci donne au film une saveur vraiment particulière, oscillant entre situations d'un réalisme absolument cru, et moments complètement saugrenus. Cette impression est notamment due au fait qu'aucun des personnages n'usent d'armes à feu. Les hommes s'étripent et se tuent à coup d'armes blanches, de pierres et même d'ossements, bref avec tout ce qui leur passe sous la main. Manière originale de dire que l'humanité a régressée à un état primitif : la violence dont usent les individus dans « The Murderer » est celle brutale des hommes de Cro-Magnon pour leur survie, violence désordonnée et enragée, aussi absurde qu'essentielle. La seconde moitié du film nous propose donc une véritable spirale de violence, où se succèdent les règlements de compte. Beaucoup plus inégale, cette seconde moitié de film se perd par instant dans cet enchainement répétitif jusqu'à l'absurde de scènes de violence, à tel point que le spectateur ne sait même plus pourquoi tel ou tel personnage en vient à en saucissonner un autre. Fort heureusement, Na Hong-Jin ne perd jamais totalement à l'esprit les motivations de son film et le cap de son récit.

Ainsi, au bout des 2h20 de film, la morale de l'histoire est sans appel : les hommes sont des chiens enragés enfermés dans un système qui les pousse à la violence, une violence qui, à l'image de la rage, se transmet et ronge la société. Pas d'espoir ni de rédemption ici. A la manière d'un Kinji Fukasaku dont le réalisateur dit s'être beaucoup inspiré, Na Hong-Jin réaffirme de manière encore plus vive et inquiète son pessimisme et même son nihilisme profond vis-à-vis de la nature et de l'existence humaine. C'est que le film dénonce derrière la réussite économique de l'Asie orientale, et derrière la tragédie banale du fait divers la déchéance de l'humanité.

 

 Ichimonji



Publié dans Corée

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B
En plus d'être bien écrit ton article est très intéressant culturellement, vraiment. Félicitations !
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