La Ballade de Narayama (Narayama Bushiko), Keisuke Kinoshita, 1958. Ode tribale à la simplicité.

Publié le par asiaphilie

La Ballade de Narayama (Narayama Bushiko), Keisuke Kinoshita, 1958

 

 

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Le livre de Shichiro Fukazawa a inspiré trois films. Celui ci en 1958, Goryeojang en 1963 (par Kim Ki Young) et la très célèbre palme d'or d'Imamura qui porte le même titre et dont nous avons déjà parlé ici. Trois films et déjà deux chefs d’œuvres (je devrais bientôt pouvoir vous parler de l'adaptation coréenne et vérifier sa qualité!). Avant de développer plus avant, rappelons brièvement de quoi parle ce film.

 

Orin arrive sur ses 70 printemps, et la coutume du village veut qu'elle aille rejoindre le dieu Narayama (une montagne). Malgré sa forme, elle en a bien envie, d'autant qu'elle vient de trouver une nouvelle bru qui pourra la remplacer pour les tâches ménagères auprès de son fils. Son petit fils, un imbécile égoïste qui a engrossée la goinfre du village la presse de déguerpir. Il ne reste à la vieille femme qu'à convaincre son fils, Tatsuhei que c'est la meilleure chose à faire et qu'avant les premières neiges elle doit être la haut où est sa place à présent.

 

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Keisuke Kinoshita, un des maîtres du cinéma japonais a tourné de nombreux films entre 1943 et 1988 dont quelques chefs d’œuvres reconnus internationalement. Parmi eux, cette Ballade de Narayama figure en bonne place, sans doute à posteriori grâce à Imamura. D'entrée de jeu il place son film dans une dimension théâtrale en reprenant les codes du joruri (ou du bunraku?), avec un narrateur-chanteur (une sorte d'aède japonais) qui présente l'histoire devant un rideau qui se lève lorsque il a finit son introduction. On retrouvera son chant tout au long du film, accompagné du shamisen traditionnel. Cet instrument compose la seule bande son du film. De même, le film est intégralement tourné en studio, les décors sont peints et les éclairages sont volontairement faux et colorés pour créer des effets selon les besoins des différentes scènes. Le soleil devient ainsi rouge lorsque la colère gronde ou que l'ambiance est à la fête, le bleu pour les moments solennel, l'orange pour l'automne et les scènes champêtres, etc... Les transitions s'apparentent aussi beaucoup au théâtre, avec des baisses de luminosités, un travelling et l'apparition d'un nouveau décors, parfois juste la nuit suivante et quelques fois deux ou trois mois plus tard. Ces effets sont toujours extrêmement réussis malgré la simplicité et « l'archaïsme » du procédé, la cadrage est millimétré, la photographie très soignée et parfaitement réussis, les couleurs parfaitement dosées et réparties et les décors quasi réels tant ils sont bien fait. Seuls les arrières plans choquent un peu au départ, car peints et assez stylisés mais bien vite on est prit dans le jeu. Kinoshita, en 1958 a en fait très bien su analyser les contraintes et les défauts d'un tournage en décors naturels et a choisi, afin de contrôler les lumières, les décors de réaliser son film en studio. Le résultat est tout simplement bluffant, surtout quand on compare avec des production de la Shaw Brothers (elles aussi toutes réalisés en studio ou presque) de la même époques !

 

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Si, comme je l'ai dit on est un peu surpris au départ (sans doute l'habitude prise des films modernes, en 3D, images de synthèses et retouchées) très vite le talent de Kinoshita et de son équipe technique prennent le dessus et on ne peut qu'être béat devant la mise en scène, la poésie qui se dégage à chaque instant du film.

 

Narayama Bushiko (la Ballade, au sens de poème narratif) est en effet un long métrage d'un immense poésie, d'une grande humanité qui rappellerait presque le Giono panique (du dieu Pan) de la première heure (Que ma joie demeure, Batailles dans la montagne) dans son aspect champêtre, brut, tribal. Le petit village où se déroule l'action semble sorti du temps, immémorial, pouvant appartenir à l'antiquité nippone comme à l'avant guerre. Aucune modernité ne vient jamais se manifester à l'écran, même la forme théâtrale dont je parlais plus haut semble vouloir accentuer l'archaïsme du film présenté, un peu comme on le ferait d'une vieille légende, d'un conte pour enfants.

 

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On retrouve un système villageois assez proche de ceux qu'on pu observer les premiers ethnologues dans le Pacifique (Mauss,...) avec un loi coutumière que se chargent de faire respecter les villageois. On voit par exemple le traitement réservés aux présumés voleurs, ou encore cette coutume parmi tant d'autres qui dit que les vieux doivent s'en aller sur la montagne rejoindre les autres ancêtres. Ou encore la vindicte sous cape, les on-dits qui apparaissent dès qu'une « anormalité » (au sens anthropologique) est repéré. Ainsi le propre petit fils d'Orin, la grand mère ne se prive pas de composer une rengaine vilipendant ses bonnes dents et leur nombre trop élevé pour son âge. Il faut d'ailleurs noter que bien des « lois » sont basés sur des comptines, des légendes qui sont autant d'exemples à suivre ou éviter. Quand on punit quelqu'un, c'est en chanson, quand une naissance est annoncée c'est aussi sous formé chantée, et lorsque un fils emmène son aïeul sur la montagne, il marche en psalmodiant un petit air.

Musiques et chansons sont donc très importantes dans ce film, de même que la voix du chanteur-off qui décrit les évènements et les pensées des personnages. Le Shamisen qui accompagne seul tout le film suit lui aussi les protagonistes, et si au départ on est un peu surpris de cette sonorisation inhabituelle, très vite la aussi on tombe sous le charme ou du moins dans l'ambiance particulière qui est créée.

 

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J'ai parlé de poésie et de grande humanité du film, mais il ne faut pas oublier que l'homme peut être cruel et violent, surtout dans une micro société tribale qui n'a pas la police et la douceur de celle que nous connaissons actuellement. La difficulté de se nourrir est au centre de la vie, celle ci étant rythmée par l'entretient des rizières au fil des saisons et un bon coin à poissons est un secret très précieux. Sachant cela on se rend compte de l'amitié que porte Orin à sa nouvelle bru lorsqu'elle l'initie à la pêche aux « montagneux » (poissons de torrents). Cependant si la vie est rude les habitants savent se serrer les coudes et vivent frugalement mais généralement heureux malgré les règles strictes de la coutume. La philosophie qui sous tend la Ballade de Narayama est d'ailleurs proche du shintoïsme avec une petite touche bouddhiste puisque on y note la présence de dieux (kami) que l'on peut rejoindre (en traversant le portail sacré dans la montagne, portique qui s'apparente à ceux qui marquent en plaine l'entrée dans un temple shinto) en mourant, la forte prégnance de la nature et du rythme agraire dans les cultes ainsi que l'idée que ce monde n'est qu'une illusion, un rêve dont il faut se réveiller pour accéder à une dimension supérieure. Néanmoins on ne voit aucune forme de religion, ni clergé ni temple dans ce film, si ce n'est le portail dans la montagne et le groupe d'anciens qui initient Tatsuhei et Orin au pèlerinage de Narayama. A cette occasion on voit que les coutumes ancestrales elles aussi sont malléables en fonction des contingences bassement terrestres ; après la cérémonie très solennelle (avec encore une fois des jeux d'éclairage et une ambiance superbe) l'un des anciens, sur un ton plus amical explique à Tatsuhei qu'il peut s'il le souhaite ne pas aller jusqu'à la montagne et se défaire de sa mère bien plus tôt. Si la coutume veut que les vieilles bouches soient « sacrifiées », la village ne doit pas perdre un travailleur productif. On comprend d'ailleurs très bien que les coutumes, si dures soient-elles sont basées sur des nécessités « économiques » et même de survie. Malgré tout elles paraissent humaines. Le seul personnage détestable est le petit fils d'Orin, égoïste feignant qui n'attend qu'une chose c'est que sa grand mère s'en aille pour pouvoir mieux nourrir sa femme, enceinte et grasse comme une truie. Tout deux forment un couple détestable et on a bien des fois envie de foutre une bonne trempe à ce petit merdeux qui veut la mort de sa bonne maman. Bref, passés ces moments désagréable, tout le reste du film n'est que plaisir, même la marche vers le sommet enneigé du Mont Nara. On souffre certes avec le fils dont on imagine la douleur, mais la mamé est tellement sereine et heureuse d'être là qu'on ne peut qu'éprouver pour elle un grand respect. D'autant qu'en parallèle et tout au long de l'histoire on voit l'exemple inverse d'une vieillard, plus âgé qu'Orin mais qui refuse d'aller à la montagne et que ces enfants ont donc chassés. Il mendie sa nourriture et ne récolte que la pitié des habitants. Orin est encore la plus gentille avec lui en le protégeant régulièrement.

 

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Narayama Bushiko est donc un film villageois, campagnard qui dégage une certaine nostalgie pour cette vie simple et dure. Keisuke Kinoshita démontre un talent immense, une grande humanité et une belle connaissance du cinéma. Le dernier plan, un train entrant en gare qui n'est pas sans rappeler Ozu accentue encore le décalage entre la réalité du village et celle de la ville moderne. Le cinéaste explore comme son collègue les rapports parfois conflictuels entre obéissance aux coutumes, aux us anciens et sentiments. Il s'inscrit aussi dans une démarche de relativisme culturel en décrivant cette pratique réelle (et ancienne) appelée ubasute (« abandonner une vieille femme » littéralement) dont certains chercheurs voient des réminiscences dans le fort taux de suicides chez les vieux japonais traditionnel. Un reportage intéressant ici (en anglais).

Le film ne cesse de juxtaposer tradition et modernité, même dans sa forme (du théâtre au cinéma), ou entre le village et le train, entre l'instinct de survie représenté par les lois et l'amour filial (d'autant qu'Orin est loin d'être impotente et inutile à la communauté, elle ne cesse de travailler tout au long du film, contrairement à son balourd de petit fils). L'idéologie véhiculée est elle aussi à l'opposée de la société que connaissait Kinoshita, s'américanisant et virant à la surconsommation, au matérialisme. C'est aussi une belle réflexion sur le passage du temps, le sens d'une vie, l'érosion d'un société.

 

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Narayama Bushiko s'impose comme un film magnifique, profondément humain, intelligent et contrairement à ce qu'on pourrait croire très actuel dans sa réflexion. Un classique.

 

 

 

Carcharoth

 

 

Scène finale (VOstITA)


 

 

Publié dans Japon

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