L'impératrice Yang Kwei Fei, portrat mélodramatique dune femme par Mizoguchi.
Limpératrice Yang Kwei Fei (Yokihi), Kenji Mizoguchi, 1955, Japon.
Enfin un classique dans ce cycle ! Un grand classique même, avec un des réalisateurs phare de son époque, qui a fait dernièrement l'objet de plusieurs rééditions en DVD. Kenji Mizoguchi (1898-1956) a aussi bénéficié de l'éclairage cette année de l'opération "grands cinéastes" du Monde (avec le soutient des Cahiers). Le film dont je vais parler à été distribué avec l'édition du célèbre journal, permettant à des milliers de lecteurs de découvrir ce grand classique, le premier film en couleur du maître, son antépénultième par ailleurs. Et le film n'était pas seul, puisqu'il était accompagné d'un livret sur le cinéaste rédigé par Noël Simsolo, très instructif, et qui me poussera peut être à rédiger une petite note biographique sur Mizoguchi un de ces quatre. Ce film, en plus d'être l'un des premiers en couleur (grâce à la volonté du producteur) est original par son sujet et ses conditions de tournage: L'impératrice Yang Kwei Fei est en effet une coproduction sino-japonaise (avec dans le rôle du producteur chinois le très connus Run Run Shaw, des studios du même nom), narrant l'histoire d'une impératrice chinoise. Une décennie seulement après la fin de la seconde guerre mondiale, parler du pire ennemi des japonais était un pari risqué. Si Mizoguchi, en grand humaniste et amateur d'art connaissait bien la civilisation T'ang, c'était loin d'être le cas de tous les japonais et même de son équipe. Et je suppose que ce n'est pas le cas de la majorité des lecteurs, vous passerez donc pas un petit intermède historique tout à l'heure. Ce film est aussi l'un des premiers qui brille pour le monde entier. Les trois dernières oeuvres du cinéaste ont connus un succès d'estime à Venise (d'ailleurs ce film est Lion d'or à la Mostra) et à travers l'Europe, Kurosawa a obtenu la palme, bref le cinéma japonais connaît enfin la consécration internationale, ce qui le pousse peut être à s'ouvrir un peu plus, allant par exemple vers la Chine, comme ici... Voici pour le moment un petit résumé du scénario.
L'empereur Xuan Zhong a perdu sa femme, et est d'une humeur très mélancolique depuis. Son premier ministre ainsi que divers personnages ambitieux essaie de lui trouve une épouse parmi leurs cousines, afin d'accroître leur pouvoir au sein de l'administration impériale. Jusqu'à présent aucun n'a retenu l'attention de l'empereur. Il faut dire que la défunte était fort belle et d'un caractère avenant. Un jour, le général An Lushan, venant aux nouvelle à propos d'une énième cousine, tombe sur une jeune servante, elle aussi jeune cousine de son hôte. Débarbouillée et bien vêtu, elle se révèle être d'une incroyable beauté et surtout assez proche de feu l'impératrice. Ce qui devait arriver arrive, la jeune femme plaît à l'empereur par sa beauté mais surtout par sa sincérité et sa nature spontanée et généreuse. Très vite elle prend de l'importance, devenant la "très haute dame". Ses cousin, ses soeurs et le général grimpent dans la hiérarchie, jusqu'à un point trop élevé, affichant leur réussite dans une vanité folle. Très vite les Yang sont surnommés les "parvenus", et le peuple demande leur mise à l'écart, voire leur mort. Pourtant, dans leur folle ambition, le général et son ami demande toujours plus de pouvoir et d'influence, allant jusqu'à menacer le trône. Lorsqu'une révolte éclate aux marges du pays, l'armée, qui reste fidèle à la figure de l'empereur demande la mise à mort de tous les Yang, y compris l'impératrice...
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Mizoguchi signe ici une oeuvre d'art pour l'art. Un pur objet esthétique et formel. Il débute ainsi le film par le dénouement, l'empereur, agé, est seul dans une aile du palais ou il est enfermé par son fils, et où il se morfond sur sa solitude et sur ce qu'il est devenu sans sa tendre et chère. L'histoire, l'intrigue est ainsi reléguée au second plan par cette révélation initiale. Peu importe après tout le suspense et l'intérêt de l'histoire. Ce qui prime, c'est la forme, la couleur, le style, la beauté. Ce n'est pas par hasard si Mizoguchi a choisis la Chine du VIIIème siècle pour son scénario. La dynastie T'ang est à son apogée, elle commence à décliner avec le règne de cet empereur. Son dynamisme et son rayonnement culturel s'étendent sur tout l'Asie. Elle emprunte ses croyances à l'Inde, ses instruments à la Turquie, la Perse, la littérature atteint un degrés de perfection rarement atteint depuis, l'art syncrétise diverses influences qui arrive en Chine via la route de la soie. Les T'ang exerce leur influence sur la Corée, le Japon, la péninsule indochinoise. Mizoguchi, pourtant très attaché au contexte social et historique modifie ici l'histoire pour les besoins de la cause. Plus encore que l'histoire, c'est l'exemplarité du modèle qu'il recherche. Plus que la vérité historique (si tant est qu'il puisse y en avoir une), c'est le romantisme et le tragique d'une situation qui l'intéresse. Yang Kwei Fei semble en effet avoir été une femme ambitieuse, d'origine noble qui a placé sa famille aux plus hauts postes et dirigé le pays d'une main de fer à la place de son mari. Très belle et intelligente, elle est encore aujourd'hui considéré comme l'une des quatre plus belles femmes de la Chine. Dans le film, c'est une roturière, idéaliste, presque naïve, sincère, qui veut le bien de l'empereur et se sacrifie pour la patrie très dignement, afin d'éviter que le peuple ne se retourne contre l'empereur, qu'elle aime tendrement.
Mizoguchi, passant outre les conventions du genre et la vérité historique, a détourné l'histoire pour qu'elle obéisse à ses thématiques favorites et qu'elle exprime ses idées. Une de celle qui parcours toute sa filmographie, l'oppression de la femme, revient bien sur ici dans le détournement opéré par Mizoguchi. La roturière, innocente et intègre est sacrifié par les conventions et les normes. Même si l'empereur l'aime, les lois qu'il a édicté la menace comme on le voit dans une des premières scène ou ils sont tous les deux : toute femme qui se mêle de politique risque la peine de mort. Il y a aussi l'amour, qui s'oppose toujours au pouvoir, tout comme le bonheur, impossible à la tête de l'état. ce sont deux absolus qui s'affrontent, avec le même vainqueur à chaque fois. Jamais le sentiment ne l'emporte sur le devoir, sur l'ambition ou l'avidité. Tout deux conduisent certes à la mort dans le film, mais l'empereur survit, par devoir, perdant son amour et le pouvoir. Ainsi, Yang Kwei Fei, qu'elle soit servante en cuisine ou impératrice, connaît le même destin. Nulle place pour une femme n'est synonyme de liberté. Qui plus est, le pouvoir semble apporter son lot de responsabilités incompatible avec un bonheur simple et sincère. La seule scène ou le couple rit et s'amuse est celle ou, déguisés, ils arpente les rues de la ville sans escorte ni ministres le jour de l'an, et dansent sur un air de luth qu'interprète l'empereur. L'apparat et le cour sont ainsi toujours montrés et perçus dans le film comme des freins, des obstacles et une gène pour l'empereur et sa compagne. Ce dernier, féru d'art et de musique ne peut jamais s'adonner à sa passion car ses ministres l'interrompent à tout bout de champs pour respecter l'étiquette ou une quelconque et futile obligation. La figure du premier ministre notamment, devient très vite un personnage que l'on déteste et qui nous énerve, véritable sangsue, pot de colle en robe, avec son éternel air mielleux, il régente la vie de l'empereur en la lui gâchant.
Car dans cette histoire romantique, à l'instar d'un Roméo et Juliette, voila bien la cible des critiques (jamais absentes des bon films ou pièces de ce genre): les conventions. Comme le couple shakespearien, l'empereur et Yang Kwei Fei sont séparés par certaines règles que même l'homme le plus puissant du plus grand empire du monde ne peut dépasser. L'amour, aussi puissant et noble soit il, n'est pas suffisant ni assez puissant. La confession initiale de Kwei Fei est d'ailleurs d'une lucidité et d'une vérité rare. Elle se sait le jouet de sa famille, dans sa cuisine comme au palais, et préfère encore passer sa vie à cuisiner chez elle que dans un harem au palais, même si son cousin a choisit pour elle la seconde option. Sa seule envie, devant l'inéluctabilité de sa situation, est de redonner un peu de gaieté à l'empereur.
Seul les spectres semblent avoir droit au bonheur après une dure et triste vie. c'est en effet ainsi que se conclue le film. Se lamentant devant une statue de l'impératrice décédée, le vieil empereur meurt, puis on entend la voix de son épouse venir le chercher, lui promettant un bonheur cette fois ci absolu, et ils s'en vont en riant.
Petite aparté, je me pose une question jusqu'ici sans véritable réponse. Ces Yang, qui sont tant décriés dans le film, sont ils les même que ceux loués par Liu Chia Liang dans les 8 diagrammes de Wu Lang ? Cette famille légendaire qui défendit pendant des générations les frontières de la Chine ? Allez savoir....
Comme vous pouvez le voir, pour un film que j'ai décrit comme surtout esthétique, il y a pas mal de choses à dire sur son contenu. La marque des grands sans doute, qui allient "éthique et esthétique" (Simsolo). Rassurez vous, je vais essayer d'aller vite concernant la mise en scène. Posée, cette dernière ne fait pas pour autant la part belle à de longs plans séquences (comme Ozu), mais plutôt à des enchaînement de plans variés, tous tournés en studios dans des décors aujourd'hui un peu vieillot mais qui impressionnent toujours autant qu'à l'époque pour leur qualité et leur baroque. Les costumes sont superbes, les salles du palais très décorées. On se croirait souvent sur une scène de théâtre, ou d'opéra chinois tant les acteurs font preuve de grâce et de maniérisme (au sens positif du terme). La photo est très soignée, rejoignant elle aussi les couleurs de l'opéra de Pékin, exploit vraiment à la hauteur de la réputation de Mizoguchi pour son premier film en couleur. Il reste très pudique. la violence est expulsée du film, ou plutôt de la mise en scène. présente dans le scénario, Mizoguchi prend le partit pudique mais pas niais ou a-réaliste de la montrer par ellipses. Lorsque les soeurs de Yang Kwei Fei sont assassinées, on le sait pas les dires des soldats qui apportent leur couronne à la main, en berne, symbole de leur déchéance. De même, lorsque l'impératrice se pend, on suit juste sa robe, qui glisse lentement sur le sol, puis on voit ses chaussures, qu'elle enlève, puis ses bijoux et enfin la robe s'élève, et on comprend que "la chose" est arrivée. La est digne et pudique, épurée, sans fioriture, sans recherche excessive d'émotions faciles. Tout en retenue, Mizoguchi émeut par ses ellipses et ses non-dits.
Le réalisateur signe un mélodrame engagé, intelligent, coloré, théâtral, pudique et sensible à la fois. Bien que se déroulant au VIIIème siècle et en Chine, on y retrouve les thèmes chers à Mizoguchi sur la femme oppressée par les conventions, la corruption du pouvoir, l'aspect social de toute chose et le contexte de l'époque. Un grand chef d'oeuvre, l'aboutissement de toute une vie de perfectionnement cinématographique et stylistique permettent à Mizoguchi d'exceller sur le plan formel et scénaristique, dans l'apparence et sur le fond, signant un film ancré dans une époque bien précise mais avec une portée universelle. Bien que cinquantenaire, ce film reste un modèle de mise en scène, un classique comme on dit, mais aussi tout simplement un bon film, qui n'a pas été sans influence sur la nouvelle vague française, du moins pour sa qualité esthétique.
Fiche imdb de l'impératrice Yang Kwei Fei.
Les autres films de Mizoguchi sur le blog: Flamme de mon amour, La Vie d'O-haru femme galante.
Carcharoth.