Les derniers samouraïs, le testament d'un géant.
Les derniers samouraïs (Okami ya rakujitsu o kire), Kenji Misumi, 1974, Japon.
« Le fait de comprendre certaines choses ne donne pas le droit de sy soustraire ».
Dernier long métrage à proprement parler du réalisateur, ce film avait un titre prémonitoire et qui sutilise merveilleusement pour parler de Misumi. Dernier samouraï du film de chambara, dernier grand réalisateur d une époque, il disparaît tragiquement à 54 ans, alors quon lui prédisait une grande carrière, à lui qui avait bousculé les codes du genre et du cinéma et imposé sa marque dans le paysage national des grands studios. Tournant surtout pour la Daei, il réalise ce dernier film sur une commande de la Shochiku, qui à lépoque ne tourne plus quun seul grand film dépoque par an. Cétait donc une grande responsabilité quon lui confiait, un film qui devait le propulser « grand réalisateur » pour toujours, et qui finalement sera son testament cinématographique.
Certains auront certainement compris de travers et cru voir ici un article sur le film de Edward Zwick avec Tom Cruise. Quils se rassurent, ce nest pas le cas. Au demeurant les deux films parlent de la même période, la chute du Shogunat et les derniers combats des samouraïs fidèles, à la seule (mais énorme) différence que la ou laméricain semble magnifier lesprit loyal et droit des samouraïs et sen sert pour nous tirer des larmes, le japonais a un regard bien plus critique et adopte un point du vu plus nuancé sur la disparition de cette classe. Mais je développerais cela un peu plus tard.
Petit résumé du film : Sugi Taranosuke est le fils dun vassal du shogun. Il est malheureusement écarté au profit de son frère cadet, issu dun second mariage et qui semble plus prometteur que lui. Il est recueilli par un espion du shogun après avoir tenté de se suicider. Ce dernier le forme à lart du sabre tout en essayant de le maintenir hors du tumulte du monde. Devenu adulte, le jeune homme veut aller retrouver son père, qui meurt le jour de son arrivée à Edo. Il fait peu de temps après la connaissance dIba Hachiro, dirigeant dune école de sabre et de Hanjiro Nakamura, samouraï talentueux. Il se lie aussi damitié avec Okita Soji, lieutenant du Shinzen gumi. Cependant les quatre homme ont des opinions politiques bien différentes, et Sugi se trouve un peu pris de court au centre des débats qui agitent le Japon : doit il joindre la camp du shogun, conformément à son statut de fils de vassal, ou doit il écouter son père adoptif et rester en dehors de ces luttes déjà dépassés, et vivre pour préparer lavenir ? Finalement, après de nombreuses morts, dont la plupart de ses amis et sa femme, le régime tombera, puis ceux qui lont soutenu tomberont aussi devant le pouvoir occidental et leur mainmise, et mourront en voulant le reprendre Seul Sugi, devenu barbier survivra, après avoir renoncé à venger la mort de son père et abandonné sa condition de samouraï.
Encore une fois, voila un film dépoque et de sabre qui touche aux troubles suscités par la transition entre shogunat et pouvoir impérial. Le gros de lhistoire est étalé entre 1863 et 1877, soit entre le massacre des partisans de lempereur à Kyoto et la mort des derniers samouraïs pendant la guerre de Kagoshima. Coïncidence ou pas, on retrouve de nombreux personnages évoqués dans « Le sabre du mal » de Okamoto : les membres du shinzen gumi, les dirigeants politiques bien sur ainsi que les clans concernés par les révoltes et batailles. Le contexte historique, dans ses grandes lignes, vous le connaissez donc si vous avez lu ne serait-ce quun article sur un des derniers films japonais dont jai eu loccasion de parler. Jen redonne un bref résumé : Le pouvoir shogunal, établis depuis plus de 250 ans, semblait stable et puissant au milieu du XIXe siècle. Mais son alliance passive (ou au moins don acceptation) avec les occidentaux (depuis 1854 et la fin forcée de lisolement du pays) lui enlève une grande partie de lopinion publique. Les grands fiefs du sud en profitent alors pour faire éclater au grand jour leur mécontentement face au pouvoir établi. Des groupes de jeunes samouraïs orchestrèrent de nombreuses activités subversives à la cour de Kyoto et à Edo. Leur massacre, par les milices shogunales, déclencha une guerre. Les deux campagnes de 1865-66 se terminèrent par une nette victoire du clan Choshu, soutenu en sous main par les Satsuma et les Tosa. Cette seule guerre suffit à faire vaciller lédifice immense et immobile du shogunat. Complètement sclérosé et ankylosé, celui ce ne devait pas sen remettre. Aussi, dès le premier coup détat tenté, en janvier 1868, le shogun abdiqua et lempereur (jusque la fantoche sans aucun pouvoir) fut replacé au centre de létat, même si son pouvoir formel ne saccrut pas réellement. A partir de la, pour les samouraïs, cest le début de la fin : entre 1871 et 1876, sont établis le service militaire universel, légalité de tous les citoyens, et le « pire » de tout, le port du sabre est interdit. Leur monde se divise alors en deux parties : ceux qui sintègrent et ceux qui luttent jusquau bout pour leurs privilèges et leur philosophie, leur modèle de société. Ces derniers disparaîtront sous les canons de larmée avant la fin de la décennie 1870. Cest la fin dune époque qui durait depuis plus de 1000 ans. Les samouraïs ne sont plus.
Encore un film sur les samouraïs me dirait vous, et encore un sur leur disparition. Et bien oui, tous les meilleurs cinéastes japonais sy sont collés, y compris Misumi. Ce grand maître du film de sabre ne pouvait passer à coté de cette période, ne serait ce que pour avoir touché à tous les aspects du samouraï. Les figures de combattant que lon voit dans ce film sont en effet assez différentes de celle de « Baby Cart » ou de « Tuer ». Elles différent aussi de celle du « sabre du mal ». Bien que très loin des héros, des combattant parfaits et vertueux, les samouraïs que lon voit dans ce film ne sont pas non plus des brutes sanguinaires, cynique et ambitieuses, matérialistes et violentes. Ils se situent entre ces extrémités, passant par des états qui les font pencher plus ou moins dun coté et de lautre, ils sont avant tout montrés comme des être humains, avec leurs faiblesses et les forces, pris dans le tumulte de la vie politique du Japon. La position de Sugi, le héros du film, est résumé dans la formule quil tient de son père et que jai recopié en introduction de larticle : connaître la réalité des choses et se douter de lavenir ne peut excuser de se soustraire aux contingences du présent et aux devoirs de son rang. Pour certains samouraïs, le plus haut des devoirs est de défendre leur suzerain, le shogun, pour dautre celui de rétablir lautorité de lempereur et de défendre leur clan. Pour Sugi, le plus important est de vivre, dinfluer non pas sur lancien temps, sur ce qui est déjà perdu, mais sur ce qui arrive, ce quil faut construire, ce quil faut empêcher de seffondrer. Aussi refuse-t-il de faire encore couler le sang, même sil respecte et comprend ceux qui le font encore, et qui se sacrifient sciemment pour leur cause et leurs idéaux.
Cest le cas par exemple dIba et de Hanjiro : lun fait partit dun groupuscule de samouraïs nobles au service du shogun, lautre appartient aux forces de Satsuma qui veulent renverser le régime. Ambitieux, il sera nommé capitaine de larmée de terre, mais finira sa vie dans la dernière bataille des samouraïs auquel il sest rallié puisque lempereur et ses ministres se sont ralliés aux occidentaux et renient ceux qui leur ont permis de semparer du pouvoir.
Les derniers samouraïs, comme le court résumé proposé sur le dvd le résume bien, est un film dun grand humanisme, sans belle morale ou sentiments grandiloquents, avec juste ce quil faut de malheur, de joie, de sang et de larmes (je suis assez fier de ce passage, vous ne trouvez pas ?) pour dresser un tableau saisissant de réalisme de la réalité historique de cette époque. Un tableau dont les couleurs ne sont pas teintées de nationalisme, de nostalgie ou de romantisme, mais dune profonde sensibilité existentialiste. Et cest la que Misumi nous donne toute létendue de son talent en même temps que son testament ; au delà des quelque défauts techniques (dont la cause nous est donné dans linterview de ses monteurs, chef-ops ou biographe : son équipe technique de la Daei nétant pas la, il na pu reproduire avec la même maîtrise les combats de ses précédents films) le réalisateur offre à son public un message, une vision du monde, un film dont le fond importe plus que la forme, ce qui est rare dans les chambara. Et puis cest un message universel et qui peut surtout sappliquer souvent, à toutes les grandes périodes de rupture, à toutes les révolutions, les renversements, les changements dépoque. Chose très importante à noter sur cette révolution Meiji, très brusque, qui a radicalement changé le Japon, cest quelle sest faite « par le haut », par les actions de quelques samouraïs issus de quelques clans, et surtout quelle sest presque déroulé sans violence, comparée à toutes les autres révolutions de ce temps (Europe, guerre de sécession, etc ). Seuls les samouraïs fidèles périrent, les autres furent intégrés bon gré mal gré dans la vie civile. Comme en Europe, et sur son modèle, une société féodale sclérosée laissa place en quelques années à une nation centralisée, « moderne » et industrielle.
Misumi se prononce clairement en faveur de la chute de ce monde violent et meurtrier, ou le sabre nest quun instrument de mort, mais ne manque pas de mettre en garde les survivants et « révolutionnaires » de lancienne ère contre tous les dangers que recèle ce changement.
Position complexe développé dans ce film long (2h30) et ou tous les artisans de la révolution sont décrit et évoqués, des shinzen gumi aux Satsuma, en oubliant tout de même les occidentaux.
Dernière figure intéressante, surtout dans son évolution : Hidé, une prostitué que Sugi a sauvé un jour, puis que Hanjiro a rencontré et aimé: c'est elle qui à la fin du film représente l'ouverture vers l'occident, le progrés, la société en marche qui se modernise: elle part vers l'Angleterre pour ne plus revenir, pour voyager et voir du pays, elle, qui au début n'était qu'une paria, va peut être réussir dans le pays le plus développé de l'époque, alors que Sugi est barbier et que Hanjiro est mort... Renversement des conditions s'il en est. Voila...
Les interprètes sont dun très bon niveau, convaincants lors des combats autant que lorsquil sagit de pleurer une mort ou daccueillir un ami. Les femmes, qui ne se battent pas (à lexception de Reiko) se rattrapent sur leur palette de jeu et leurs sourires. Voila, je ne vais pas trop rentrer dans les détails, leur jeu dans lensemble est bon et suffit amplement sans pour autant toucher au génie. Aucun acteur ne sort pour moi véritablement du lot, pas de Nakadai ou de Mifune en vue. Cest dailleurs une bonne chose car les quatre amis, personnages centraux représentants chacun un parti de la révolution Meiji, se devaient dêtre égaux à lécran pour ne pas que lun deux soit plus héroïque, plus fort, plus beau que lautre. Ils forment ainsi un tout, un ensemble, une équipe qui vaut à mes yeux les plus grandes performances, même si cest pour dautres raisons. La musique est relativement bonne, surtout le thème principal, pas trop utilisé, et qui marche bien, rappelant un peu les musiques de western de Morricone, avec une trompette bien présente et émouvante à souhait. Au niveau de la réalisation, comme je lai déjà souligné plus haut, cest peut être un peu en deçà de ce que lon pouvait attendre pour ce genre de film de commande à gros budget, même si, paradoxalement, cest cela qui a gêné Misumi. Il navait en effet pas avec lui son équipe habituelle, et les techniciens de la Shochiku nétait pas habitué a réaliser ce genre de film. Les combats dans leur ensemble, même sil reste plus que correct, ne valent pas ceux des Baby Cart par exemple, qui frappaient bien plus, même si on en voit quelques réminiscences par moment.
Enfin voila, ce film, sans doute pas le meilleur de Misumi, est en tous cas le plus émouvant même si cest malgré lui que le réalisateur lui a donné cet aspect, puisque sa mort a surpris tout le monde. Film hommage aux samouraïs, film humain, qui regarde vers lavant tout en essayant de sappuyer au mieux sur le passé, fut-il en ruine, il se mue en testament, en dernière volonté de ce réalisateur prolifique qui laisse derrière lui presque 50 films, dont beaucoup sont aujourdhui des classiques.
A voir, pour tout amateur de chambara et de film historique, celui c i étant particulièrement bien renseigné à ce niveau.
Carcharoth