Le dernier Voyage du juge Feng, reflexion sur l'application de la norme dans l'immensité chinoise

Publié le par Nostalgic-du-cool

            Voilà ce qui arrive lorsqu'on réside dans une ville où l'on peut trouver un cinéma arts et essais, on tombe sur des petits films indépendants totalement inconnus mais bien intéressants, puis ça permet de donner un titre qui ressemble plus à un intitulé de thèse qu'à une critique de film mais bon. C'est typiquement le genre de film qui ne serait jamais sorti s'il n'avait pas été selectionné à la Mostra de Venise. Tel est le cas du film dont je vais parler ce soir à savoir Le Dernier Voyage du juge Feng, d'un réalisateur au moins aussi inconnu que son film j'ai nommé Liu Jie. Il nous livre là son premier long métrage qui a obtenu le prix "Premiers Horizons" à la Mostra. Après avoir été directeur de la photographie, acteur et producteur, ce n'est qu'à l'âge de 40 ans qu'il est enfin passé derrière la caméra. Toutefois cette longue gestation n'aura pas été vaine, tout d'abord le visuel est magnifique, c'est certainement l'expérience de la photo, puis la campagne chinoise demeure un lieu splendide, mais surtout on sent que le film a été réfléchi, qu'il a mûri, le rythme est lent prenant son temps pour amener les éléments, c'est d'ailleurs surprenant pour un premier long métrage de voir autant de maîtrise et d'expérience.

               Le Dernier Voyage du juge Feng est le stéréotype du film indépendant, tourné à la manière d'un documentaire avec peu de moyens, faisant appel à des acteurs amateurs, sur un sujet des plus "prise de tête" : le quotidien d'un juge de campagne, pas folichon déjà, exerçant dans l'une des régions les plus isolées de la Chine, alors là ça semble carrément rébarbatif, et pourtant ce petit film sans grande prétention est vraiment très intéressant à regarder. Bon c'est sûr que si vous êtes venu pour voir des scènes d'action, des gunfights et des courses poursuites, passez votre chemin, quand on obtient, dans un festival, un prix au nom aussi énigmatique que "premiers horizons" cela signifie qu'on a pas affaire à un film grand spectacle. De plus lorsqu'on observe composition de la salle, on s'aperçoit qu'il y avait peu d'ados pré pubères, ni d'ados tout court, ni de jeunes adultes, ni de public? Euh mais je m'égare un peu ici, bref je dirais simplement que par ma seule présence je rajeunissais la moyenne d'âge.

 

           Bon entrons dans le vif du sujet, Feng est juge dans la région de Yunnan, au sud ouest de la Chine, plus précisement il exerce dans le canton de Ninglang, un coin perdu dans la montagne bien loin des mégalopoles chinoises. C'est une province très isolée où la plupart des personnes n'ont jamais vu une voiture, où l'organisation sociale ressemble plus au système féodal, basé sur des coutumes qu'à la démocratie, où les villages s'appellent Tête de Coq, Ventre De Coq. Forcément dans une région aussi isolée le juge est ambulant, Feng effectue une tournée annuelle accompagné de Tante Yung la greffière issue de la région, comprenant les dialectes locaux, de Ah Luo un jeune juge fraichement sorti de l'école qui découvre le terrain, chapoté par son ainé, et d'un cheval portant l'emblème de la Justice qui fait office de symbole du système judiciaire et de tribunal. D'ailleurs le titre original du film pourrait être traduit par La Justice chinoise à dos de cheval : pour le réalisateur l'image du cheval avançant sur des chemins cahotiques symbolise bien cette justice locale rendue ainsi de façon itinérante assez sommaire, sans procédure stricte. Mais dans leur grande clairvoyance les distributeurs ont choisi un titre différent, allez savoir pourquoi. C'est la principale réflexion du film, comment rendre la Justice dans un pays aussi immense que la Chine? Peut on objectivement utiliser les mêmes lois pour le citadin moyen et pour le montagnard animiste dans les principaux litiges portant sur l'attribution d'un pot, où d'une poule nous apparaissent dérisoires. Cela soulève une infinité d'interrogations interessantes, qui vont se cristalliser dans l'opposition entre le vieux juge conciliant et assez coulant et le jeune idéaliste favorable à une application stricte des règles.

            

       Mais le film est avant tout une histoire humaine, l'aventure de trois personnes perdues en plein coeur de la campagne chinoise, chacun avec un caractère bien trempé. Ce voyage va s'averer être plus qu'une simple "tournée judiciaire" c'est aussi un voyage initiatique pour l'un, crépusculaire pour les autres. Tout d'abord on a le juge Feng, la cinquantaine, un homme bougon mais juste, fumeur insatiable et plutôt porté sur la boisson, c'est un type usé par la vie comme par son travail auquel il s'est pleinement consacré durant des années au détriment de sa famille. Ensuite il y a tante Yang, la greffière, autoritaire mais sage elle est très complice avec Feng, elle le comprend, canalise ses humeurs.  Elle a été engagée à la suite d'une politique chinoise visant à intègrer les minorités des montagnes, elle sert parfois d'interprète, cependant maintenant qu'un nombre important de jeunes juges sont formés ellle est "remerciée". C'est donc son dernier voyage, elle retourne vivre auprès de sa mère dans cette région montagneuse, comme Feng elle a la sensation d'être passée à côté de sa vie en se concentrant à son travail. D'ailleurs on constate assez vite que la relation entre les deux est ambigüe. Enfin il y a Ah Luo, le jeune juge, c'est  la carricature du jeune premier arrogant et prétentieux malgré son inéxpérience, il considère très durement le juge Feng pour ses méthodes laxistes et arrangeantes (evidement persuadé que lui sera meilleur juge) il trouve ridicule les règles farfelues des autochtones, pourtant il s'accomode bien de certaines règles puisqu'il vient aussi pour épouser la charmante fille d'un chef de village. C'est donc un voyage initiatique par lequel il compte devenir un homme par son travail et par son mariage, il se singularise des deux autres personnages qui sont usé et quelque peu amer, lui est confiant et considère plus ou moins les deux comme des ratés.

 

               Le film traite du choc des civilisations, à travers la confrontation de la justice des citadins avec les traditions des montagnards, c'est un portrait saisissant de ces sociétés de la marge, coutumières, vivant selon un mode de vie ancestrale loin des préoccupations de la Chine moderne (pour ceux qui l'ont lu, cette micro-société n'est pas sans rappeler celle que cotoie le héros du roman Balzac et la petite Tailleuse chinoise). Le juge se retrouve face à des hommes illetrés peu instruits, croyant aux esprits et obéissant aux règles surréalistes établies par un chef du village. Le juge doit s'adapter aux traditions, aux coutumes pour ne pas froisser les montagnards et pour inciter ces derniers à se soumettre au droit chinois plutôt qu'à des règles centenaires et désuètes. Le film en profite pour brosser aussi un portrait tendre de ces gens simples en particulier avec les scènes dans la famille de Yang, ces personnes vivant en autarcie n'ont pas les mêmes habitudes, le même mode de vie, mais aussi les mêmes conceptions philosphiques, morales que les citadins qu'incarnent nos deux juges.  On voit que l'organisation sociale s'organise autour de régulateurs différents ce n'est pas le juge et le droit mais la coutume et le vieux sage, avec le respect des anciens, expérimentés et sages qui font office de juges.

    

           Mais aussi Le Dernier Voyage du juge Feng évoque le choc des générations, les conceptions du vieux juge sont totalement opposées à celle du jeune. Ainsi tandis que Feng tranche les litiges en achetant de sa poche un porcelet pour répartir la somme entre les parties, où en s'essouflant  à faire traverser le village à un cochon car son propriétaire ne veut pas le remettre en main propre au plaignant. Ah-Luo lui a une approche très froide et méthodique appliquant à la lettre le droit, refusant de juger une affaire où un cochon à profané le temple dédié aux ancêtres d'un des paysans car il juge cela absurde et que ces croyances animistes n'ont pas cours dans la république athée chinoise. En fait d'un côté l'un juge en équité c'est à dire qu'il fait ce qui semble le plus juste même si cela va à l'encontre de la norme, du droit, à l'inverse Ah Luo en jeune juriste juge en droit la loi étant la même pour tous il l'applique de façon abstraite sans trop se soucier de la situation. Mais ce qu'il ignore c'est que dans ses régions un cochon est un bien précieux pour lequel on peut tuer, il ne saisit pas que les traditions, la coutume irriguent ces sociétés isolées. Cela Feng l'a parfaitement saisi préférant une justice douce, quitte à ternir un peu l'image du juge, afin de peu à peu donner des automatismes à ces populations qui vont admettre de s'en remettre au juge, plutôt que d'opter pour des méthodes plus coercitives comme celles Ah Luo qui suscitent l'incompréhension et qui sont  inapplicables vu l'isolement des villages à des dizaines de kilomètres du moindre poste de police. 

Le Dernier voyage du juge Feng - Baotian Li et Yulai Lu

                   L'opposition juridique entre les deux hommes va forcément mener au conflit, au fur et à mesure que le voyage avance. Ah-Luo méprise le laxisme de Feng, mais ce dernier avec malice et tendresse essaie de raisonner le jeune juriste lui ouvrant les yeux sur la réalité. Toutefois ce conflit en révèle un plus profond plus dramatique : au délà du juge c'est l'homme que Ah Luo méprise il estime qu'il a raté sa vie, sacrifiant sa famille à son travail, alors que bien sûr, lui, compte bien réussir son ascension sociale. Liu Je dresse de manière subtile deux portraits en opposition de deux personnalités contradictoires d'un côté le jeune de l'autre le vieux, d'un côté la sagesse et l'éxpérience de l'autre l'arrogance et l'impetuosité. Finalement on peut dire que c'est le portrait de deux Chine qui s'affrontent, la moderne cynique et sûre d'elle face à l'ancienne plus reservée et nuancée. Au final le jeune s'enfuit abandonnant Feng qui se retrouve tout seul, lâché par la jeunesse qu'il n'a su convaincre, miné par la dureté de la vie, son integrité n'aura pas suffit et en un sens cette fin assez tragique de Feng incarne une certaine Chine abandonnée, oubliée dans la course à l'individualisme.

    

                   Bref Le Dernier Voyage du juge Feng est un film intelligent ce que l'on ne voit pas tous les jours. La réalisation est simple mais efficace, la photo est très belle, les acteurs peu connus sont excellents d'ailleurs l'actrice incarnant tante Yang est une amatrice comme tous ceux interprétant les villageois. Enfin je donnerai une mention spéciale à Baotian Li (Shangai Triad) qui incarne excellement le juge Feng de manière émouvante et sincère, révelant la personnalité de cet homme intègre, usé par la vie qui se trouve condamné à la solitude. Oscillant en permanence entre humour et drame, ce voyage pittoresque à travers une Chine inconnue offre une belle réflexion sur la Justice, sur l'homme et sur la Chine et c'est déjà pas mal.

Le Dernier voyage du juge Feng - Yulai Lu, Yang Yaning et Baotian Li

                

               Nostalgic Du Cool



Publié dans Chine et HK

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