"Une Balle dans la Tête" de John Woo

Publié le par asiaphilie

« Une Balle dans la Tête » de John Woo : Voyage au bout de l’Enfer :


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     Fort du succès international de « The Killer » en 1989, John Woo se lance l’année suivante dans un projet plus ambitieux et personnel qu’est « Une Balle dans la Tête ». Le film se révèle un échec commercial cuisant, mais le temps semble avoir donné raison à cette œuvre lyrique et violente, considérée aujourd’hui comme le chef d’œuvre maudit de John Woo.

     En effet, cette histoire d’amitié mise à mal par le chaos de l’Histoire ne manque pas de force et de puissance, et approfondi considérablement le rapport profond que l’œuvre de John Woo entretient avec le cinéma américain. Le cinéaste part à la rencontre des grandes figures du cinéma classique hollywoodiens et du cinéma américain des années 70, tout en réussissant à mêler ces influences à la philosophie chinoise.

     Dans les années 60, Ben, Franck et Paul sont trois amis issus du prolétariat de la banlieue de Hong-Kong. En dehors de leur travail à l’usine, leur existence est celle de petits voyous sans envergure, s’accrochant régulièrement avec les bandes rivales, jouant, ou rêvant d’un futur lumineux de bonheur. Mais au cours d’une rixe qui tourne mal, nos trois amis sont forcés de quitter Hong-Kong et de fuir, sur conseil d’un de leur oncle, vers le Vietnam où la guerre fait fleurir le marché noir. Mais arrivés sur place, rien ne se passe comme prévu et les trois hommes voient leur amitié ébranlée par l’horreur de la guerre.

 

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     Cinéaste de l’action, John Woo semble placer l’ensemble de son œuvre sous le patronage du cinéaste de la violence, Sam Peckinpah. En effet, la filiation entre les deux artistes tient de l’évidence tant la grammaire dynamique et explosive de Woo reprend les effets esthétiques du cinéaste américain lorsqu’il filme la violence : « The Killer », avec ses gunfights infernaux, véritables tourbillons de ralentis, d’explosions à gogo, le tout dans un montage épileptique et chaotique, renvoyait complètement au travail de Peckinpah dans « le Guet-Apens » ou « La Horde Sauvage ». Mais ce patronage, en plus d’être esthétique, semble aussi thématique tant les deux cinéastes semblent soucieux de brosser des univers virils et violents, où les personnages sont confrontés à la fin d’une ère et au bouleversement de leurs valeurs, qui ne survivront pas à ces temps changeants. On a souvent dit des westerns de Peckinpah qu’ils exprimaient l’ultime chant funèbre du genre : en effet, « la Horde sauvage » et « Pat Garrett et Billy the Kid » sont des récits nostalgiques où l’évolution de l’action s’accompagne d’une désertification de l’univers filmique, qui se consume et se replie sur lui-même. Les univers de Peckinpah sont des univers agonisant qui ne font que dire et redire la hantise de leur disparition. « The Killer », en ce sens, était intéressant dans le sens où celui-ci semblait radicaliser le dispositif  de Peckinpah, tant le développement de l’intrigue s’accompagnait systématiquement d’un embrasement de l’univers : le personnage de Chow Yun-Fat ne fait qu’avancer de gunfight en gunfight, et ses déplacements précèdent toujours la destruction du décor, et des individus qui le traversent. Le film était donc un continuel processus de destruction, d’annihilation du cadre (d’où une violence qui finit toujours par toucher les innocents : la chanteuse aveugle, puis la jeune fille sur la plage). Un an après, John Woo embrasse de manière encore plus étroite le cinéma de Peckinpah tant « Une balle dans la tête » puise dans l’unique film de guerre du cinéaste américain, « Croix de Fer ». Même univers fiévreux et apocalyptique, même façon de peindre une violence frénétique et décomplexée, même sentiment de délitement des valeurs humaines, « Croix de Fer » et « Une balle dans la tête » sont des entreprises de dynamitage d’un monde moderne devenu incontrôlable et fou. Néanmoins, là où dans « Croix de Fer » toutes les valeurs sont déjà mortes et ne subsiste que le chaos de la guerre (où le film s’achève avec ce rire cynique final d’un James Coburn qui se lance une ultime fois dans la bataille au côté de Maximillian Schell), « une Balle dans la Tête » est un voyage, un récit initiatique de l’idéalisme et l’innocence en passant par la trahison, jusqu’à la mort.

 

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     On a souvent parlé chez John Woo d’une vision sentimentaliste des choses, un sentimentalisme toujours un peu sur la corde, dans un équilibre précaire entre mièvrerie et naïveté. En effet, l’univers wooiens pour quelqu’un qui y regarderaient de très loin, serait un mélange de scènes d’action ébouriffantes dans une mise en scène tellement dynamique qu’elle peut en devenir brouillonne et d’une vision de la vie très naïve et simpliste. C’est en partie le cas mais John Woo en est conscient et assume avec honnêteté cette vision très intuitive du monde. Mais cette vision lui vient surtout de la culture chinoise, et des valeurs ancestrales qui sont les siennes, où l’amitié et l’héroïsme sont placés comme valeurs absolues, comme un idéal humain et moral. Woo ne s’attache en fait qu’à filmer des héros, des personnages qui sont supra-humains, qui sont plus des allégories. En ce cens, plus que de sentimentalisme, on peut parler d’idéalisme chez Woo. Le réalisateur se plait à confronter ses figures héroïques à un monde désenchanté, vil, immoral, et dans « Une balle dans la tête », chaotique. « The Killer » comme « Une Balle dans la tête » sont des histoires traversées par le thème de la responsabilité : les deux films s’ouvrent sur un « péché originel », une faute morale qui résonne comme un point de non retour pour les personnages, mais qu’ils doivent assumer : dans « The Killer », l’aveuglement accidentel de la chanteuse de bar signe pour Chow Yun-Fat la nécessité de raccrocher, et de servir une cause plus noble. Dans « Une Balle dans la tête », le meurtre accidentel de Wingo par Ben entraine la chute des trois amis de cet âge d’or qu’est l’enfance, et les plonge dans le chaos de l’Histoire et de la guerre du Vietnam. Ce meurtre originel devient un tort partagé entre les trois amis, un point de non-retour qui signe leur exclusion de la communauté. La fuite devient nécessaire, les rêves d’avenir sont compromis, mais l’amitié, cette valeur absolue du cinéma de John Woo, doit tenir, face à un monde qui révèle son visage violent et insensé.

 

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     L’originalité de ce film de John Woo est alors d’insérer l’histoire de son drame dans une réalité historique qui est la guerre du Vietnam, qu’il dépeint avec la force et la puissance des grands metteurs en scène hollywoodiens. Impossible de ne pas penser à « Platoon » d’Oliver Stone et surtout à « Voyage au bout de l’Enfer » de Michael Cimino, deux œuvres désespérées et lyriques, deux odyssées brutales et poignantes, qui oscillent en permanence entre pessimisme et idéalisme. Comme les personnages de ces deux films, Ben, Franck et Paul sont confrontés à une violence banalisée à laquelle ils n’étaient pas préparés mais qu’ils doivent embrasser face à l’urgence de la situation. Les trois amis, d’abord extérieurs au conflit vietnamiens (Franck s’étonne même à leur arrivé à Saigon de pouvoir imaginer qu’une guerre se déroule non loin), sont inévitablement happés par le mouvement de l’Histoire, sont obligés de faire corps avec le chaos du monde. Il est à ce titre très intéressant de voir comment John Woo fait intervenir la réalité de la guerre dans son histoire : la guerre fait toujours irruption dans la cadre. Même si les personnages ne veulent pas en faire parti, celle-ci vient inévitablement à leur rencontre et bouleverse leur existence, et ce dès leur arrivé, avec ce kamikaze qui tente d’assassiner un général de l’armée américaine. L’attentat avorte et se solde par l’explosion des marchandises que les trois amis devaient vendre au marché noir. Dans la confusion, ils sont emmenés par une rafle de militaires qui tentent d’arrêter les éventuels terroristes. Les voilà menacés et interrogés férocement par les militaires qui pointent leurs armes sur nos trois amis paniqués, et confrontés à la violence. De cette expérience traumatique, second point de non-retour de l’histoire, Paul, le plus impressionné par cet évènement, comprend qu’il faut acheter des armes, car « qui a des armes, a le pouvoir ». S’impose alors cette nécessité concrète de participer au chaos ambiant pour survivre. La réalité de la guerre fait ainsi basculer l’amitié des trois hommes vers l’individualisme et l’instinct de survie. Les valeurs ancestrales de l’amitié échouent face à un monde en perpétuelle révolution. Ce voyage initiatique les emmène jusqu’au bout de leur humanité, dans une séquence particulièrement éprouvante se déroulant dans un camp de prisonnier nord-vietnamiens, tout droit issu du chef d’œuvre de Cimino.

     Si l’hommage à son « Voyage au bout de l’Enfer » est plus qu’évident, c’est que John Woo a compris de quoi il retournait dans ce classique américain des années 70. L’idéaliste Cimino, qui puise son inspiration chez les grands auteurs humanistes du cinéma, John Ford et Akira Kurosawa en tête, fait la peinture d’une petite communauté ouvrière mise à mal par la réalité de la guerre du Vietnam. Trois amis, Michael, Nick et Steven doivent s’engager. Le récit, structuré en trois parties (avant le Vietnam, pendant le Vietnam, et après le Vietnam) fait la peinture d’une Amérique défaitiste et traumatisée, dont les valeurs fondatrices sont ébranlées, mais dont la communauté, comme le dit le critique Jean-Baptiste Thoret dans son admirable analyse du film, réaffirme in fine sa cohésion et sa solidarité. Au terme du voyage, Michael ramène le cadavre de Nick chez lui, parmi les siens, réalisant la promesse qu’ils se sont faits. Le « contrat » -pour ainsi dire- de l’amitié est honoré.

 

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     Chez John Woo, justement parce qu’il tient de Peckinpah, rien ne subsistera au conflit. Le meurtre de Franck par Paul, aveuglé par le profit et l’égoïsme,  est l’ultime point de non-retour, qui scelle la damnation des trois personnages et leur trajectoire funeste. Contrairement à la cohésion réaffirmée de la communauté de Cimino, qui chante « God bless America » dans la dernière scène du film, les trois amis de l’œuvre de John Woo, Ben, Franck (présent à travers son crâne squelettique que Ben a ramené du Vietnam) et Paul s’entretuent dans une scène finale aux accents allégoriques. Le décor est embrasé par la violence des trois frères ennemis qui le transforment en Enfer, en purgatoire où les trois hommes vont purger leur amitié bafouée. Cette séquence, très intéressante, fait se rejouer l’expérience traumatique du camp de prisonnier vietnamien et du meurtre de Franck par Ben. Les personnages sont pris dans une boucle mentale inextricable, concrétisée par un montage qui s’emballe en entremêlant des séquences de la jeunesse des personnages, alors amis en train de jouer ensemble, ainsi que des séquences du Vietnam avec cette confrontation finale. Les analystes de cinéma ont notamment beaucoup commenté le procédé très fort utilisé par John Woo à la fin, lorsque Ben tue Paul, avec cette balle qui ne fait pas de bruit, en superposant par le montage le moment où Ben a tué un officier vietnamien d’une balle dans la tête. En effet, le bruit du coup de feu n’est pas perceptible dans la bande sonore. On ne voit que le corps de Paul qui s’affaisse et s’écroule. A regarder la séquence, on pourrait avoir l’impression que Paul ne meurt, non par la balle de Ben, mais par le surgissement à son esprit, par le truchement du montage, du moment où il a tué Franck. Le passé semble faire retour, semble surgir pour se venger, par un étonnant phénomène de concentration des strates temporelles par le montage, qui annihile Paul. Ce procédé rappelle celui dont Peckinpah a usé dans l’ouverture de « Pat Garrett et Billy the Kid » où le réalisateur superpose deux séquences, celle du meurtre de Pat Garrett des années après que celui-ci ait assassiné son ami le Kid, et celle du Kid, alors encore en vie, qui tire avec sa bande sur des poules de basse court. La superposition des deux séquences par le montage fait que l’on a l’impression que le Kid et ses amis sont en train de tirer sur Garrett en train de mourir des années plus tard. On a donc ce même effet de concentration temporelle, où le passé vient à l’assaut du présent pour réclamer son dût et faire payer le traitre, le criminel.

     Avec du recul, il serait intéressant aujourd’hui de mettre en parallèle « The Killer » et « Une Balle dans la Tête » tant les deux films se répondent et s’opposent. « The Killer » pourrait constituer le versant idéaliste de la carrière de John Woo, une espèce d’épopée moderne chevaleresque et allégorique, et « Une Balle dans la Tête », le versant le plus noir et le plus violent de la carrière du réalisateur, où cet idéalisme vole en éclat. « Une Balle dans la Tête » apparait aujourd’hui comme le grand film maudit du réalisateur hongkongais, une œuvre fortement intertextuelle, pétrie d’influences et de motifs issus du meilleur du cinéma américain. Comme tous les films de John Woo, l’œuvre peut certes paraitre datée, mais en aucun cas dépassée. Son lyrisme poignant est resté intact.

 

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               Ichimonji

 

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M
Un grand classique... ça me donne envie de le revoir !<br /> Je n'avais pas trop aimé The Killer, en revanche...
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