Takeshis', Kitano le clown triste,ou l'art jubilatoire de l'autodestruction
"Guirlande onirique roublarde et pathétique" Chronic'Art
"...Un vrai cauchemar" Télérama
"Seulement ici, la contemplation fait place à la gêne : celle du spectateur devant le film, celle qu'on éprouve pour le cinéaste, qu'on imagine volontiers gâteux et endormi derrière sa caméra." aVoir-aLire
"la maison est detruite mais du choc des décombres rien n'a encore surgi" Les Inrockputibles
La liste pourrait être encore longue tant ce Takeshis', dernier film de Takeshi Kitano a été soigneusement massacré par ces "critiques" (franchement insinuer que c'est un vieillard gâteux je n'appelle pas ça de la critique) qui hier encore criaient au génie annonçant "Un grand Cinéaste international". Avec Takeshis' il est devenu une merde le mot est fort mais c'est vrai, objet de mépris rappellant que s'il est agréable de voir un cinéaste percer il est encore plus jouissif de pouvoir le massacrer dés qu'il sort des sentiers battus (on peut penser ici à Coppola qui s'est fait bien taillé avec son particulier mais très beau L'homme Sans âge taxé de film prétentieux, pénible, vain). Il ne fait pas bon surprendre un public (surtout les fans, meilleurs ennemis de l'homme? Il suffit de voir que les critiques les plus acerbes sur allociné commencent souvent par une phrase du genre j'apprécie ses autres films mais la...) quand on a su comme Kitano se créer un univers, on doit savoir qu'on vous attend au tournant, cela le réalisateur le savait et va volontairement à l'abattoir. Ce film est un échec assumé, presque voulu, une étrange entreprise de destruction de son oeuvre avec ce film onirique et absurde, une mise en abîme, mise à distance de sa filmographie pour une soigneuse entreprise de destructuration de ses thèmes, de sa propre personnalité. Un film de paradoxe, un film schizophrénique sur les multiples facettes du génie parfaitement résumé je trouve, par une scène du film où Kitano fait des claquettes sur une voie ferrée tandis que la lumière d'un train approche. Un suicide cinématographique en riant peut être, mais surtout une plongée surréaliste et passionnante dans la tête de l'homme, dans ses contradictions, mais aussi ses doutes. Une méditation survoltée par un clown certainement trop sérieux voilà comment je résumerais ce film, nouveau chef d'oeuvre de Kitano point d'orgue quasi autobiographique condensant toute son oeuvre afin de mieux la démolir pour repartir sur de nouvelles bases.

Moi j'ai tout simplement adoré qu'un grand cinéaste comme Kitano ose se saborder, se mettant à nu, montrant ses faiblesses, ses doutes, son envie d'aller vers quelque chose de nouveau. Cela donne ici une oeuvre indéfinissable, ambivalente, complexe mais surtout riche et dense, un véritable bonheur pour le fan que je suis qui a pu se plonger dans l'univers de son réalisateur preferé. Un film très reférencé, intimiste tout en étant distancié, fait de clins d'oeil et d'éxagérations sur sa carrière,sur ses films, sur ses acteurs recurrents qui tiennent plusieurs rôles le tout renvoyant au vécu et au rêvé de Kitano car tout se mélange dans ce film à tiroirs ou beaucoup est dit, mais où peut est expliqué. Le titre Takeshis' annonce bien la couleur, c'est Takeshi au pluriel c'est l'exploration des multiples facettes de ce moi que le réalisateur va dissèquer dans ce film offrant une étrange et etourdissante vue d'ensemble. L'élement clé, je pense, pour saisir cette oeuvre est de bien comprendre que cet homme est un paradoxe sur nombre de plans : cinéaste sérieux et reconnu et à la fois comique télé provocant, star du petit écran dans son pays mais quasi inconnu pour son travail dans le cinéma, à l'inverse cinéaste encensé en Europe où beaucoup ne soupçonne même pas l'existence de sa carrière télé. Son cinéma est aussi fait de paradoxes, l'onirisme contemplatif que distille ses films laisse place à une violence soudaine et crue, on peut même en trouver dans son jeu d'acteur où le mutisme, l'impassibilité de son visage tranchent nettement avec la rapidité, la nervosité de ses gestes et de ses mouvements. Enfin, ambivalence ultime reprise dans ce film sur le nom même du réalisateur, avec d'un côté le cinéaste sérieux et discret Takeshi Kitano et de l'autre la star comique déconneur de la télé Beat Takeshi. C'est à travers ce prisme schizophrénique que Takeshis' va s'attacher à détruire l'oeuvre du maitre pour mieux refléchir dessus. Descartes affirmait "je doute donc je suis" Kitano lui opte plutôt pour je doute donc je filme.
En effet ce film facilement taxé de mégalomane est simplement un film sur l'auteur, une reflexion sur son oeuvre, la mise en scène de sa propre difficulté à retrouver son style, à aller de l'avant. Cela je l'apprécie, certains réalisateurs ont tendance à toujours essayer de refaire le même film, d'atteindre le même niveau, certainement du fait de l'enorme pression des productuers et des critiques qui l'attendent au tournant. Mais ce n'est pas le cas de Takeshi Kitano qui grâce au gros succès de Zatoichi se permet de faire ce film qui ne reprend plus l'univers de Kitano mais qui vient refléchir sur cet univers, ses codes, mais aussi sur l'image qu'on a de lui. Certes la reflexion est assez délirante, il la montre au travers d'une rêverie chaotique constellée de passages burlesques et éclairée par des moments de poésie pure. Il ne faut pas s'attendre à tout comprendre, il ne faut pas trop chercher de cohérence au film qui part dans tous les sens car c'est l'expression du bouillonement de l'esprit du réalisateur, de ces multiples facettes. Le réalisateur fan de peinture s'inspire certainement du cubisme en destructurant son film au montage. En fait comme il l'explique ce film est une sorte de Rashomon (film de Kurosawa) de l'extrême qui comme ce film montre l'incroyable diversité dans la perception d'un même fait.

Un homme, l'air inquiet qui cache un clown...
Bref un film indéfinissable qui a pu décevoir des fans car comme je le dis Kitano va tourner en ridicule sa propre filmographie en l'exagérant, la parodiant, ainsi les belles scènes sur la plage dans Sonatine deviennent des scènes enregistrées sur un fond bleu dans un studio avec un acteur arrogant, transformant la poésie en une triste réalité factice. Ensuite la violence brutale de ses films est exagérée à souhait avec des gunfights à n'en plus finir où des dizaines d'hommes sont abattus à la chaine. Il mêle rêve et réalité, d'ailleurs certaines des scènes ont été effectivement rêvées par le réalisateur. Il se moque aussi de lui même ouvertement, dans le film les "doubles" de Kitano qu'il interprete lui même et que l'on distingue à leur couleur de cheveux ne sont pas montrés à leur avantage. Le brun qui est appelé Monsieur Takeshi est une star télé arrogante, hautaine, assez désagréable à qui tout le monde fait de la lèche, à l'inverse le blond, Beat Takeshi, est un gentil loser, acteur raté, niais timide et discret. Deux facettes de sa personnalité, deux des masques qu'il rêvet, d'un côté on a la carapace du gentil niais qui interiorise tout et de l'autre un type arrogant et désabusé respecté mais pas tellement apprécié. Deux carapaces qui semblent cacher un être plus sensible que ce qu'il laisse penser car sous l'aspect parodique assez déjanté il y a toujours une profonde reflexion sur lui, son reflet et sur son oeuvre. Il joue sur son image, renvoyant à son rapport au public et à la critique qui le juge parfois trop hautain ou trop provoc, par exemple il avoue qu'il adore débarquer dans des grands restaurants en survetement ce qui oblige à ce qu'on le mette dans un coin discret. Il rappelle avec ironie les dissimulations, les faux semblants qu'il côtoie, lui parti de rien qui a connu l'echec avant de percer. Tout comme le décor de Sonatine qui n'est qu'une façade factice, l'image que renvoit Kitano serait peut être aussi illusoire... Autre exemple le film réunit les acteurs fétiches de Kitano et quasiment tous tiennent au moins deux rôles et plusieurs d'entre eux sont tantôt des amis tantôt des ennemis. Ainsi Susumu Terajima (acteur génial qui a colloboré sur la majorité de ses films) joue 2 personnes : un acteur ami de Beat Takeshi (le blond), puis un yakuza qui ne fait que se moquer de ce pauvre Beat et du fait que l'acteur accumule les échecs aux auditions. Cela renvoit à l'ambivalence du film qui mêle rêve et réalité mais aussi vrai et faux dans un univers d'apparence. En fait Jean Michel Frodon résume très bien ce film dans un très bon article des Cahiers du Cinéma (qui font partie des rares à avoir soutenu ce film et qui je pense l'ont très finement analysé je vous conseille donc de le consulter si vous avez l'occasion) affirmant que Kitano "crie très fort pour mieux murmurer ses inquiétudes." Sous la carapace arrogante ou timide, derrière le burlesque, la parodie, l'outrance, l'extravagance on a un homme sensible en proie aux doutes, à ses inquiétudes qu'il a essayées de sublimer à travers ce film.
Kitano dans la caricature du yakuza
Bon j'hésite à toucher deux mots de l'histoire après cet exposé un peu confus je le concède tant cette oeuvre nous dépasse tout en restant accessible. Aucun terme ne colle quand je veux évoquer ce film je voudrais bien parler d'autobiographie, en effet il joue quand même son propre personnage à l'ecran mais ce n'est pas véritablement lui, c'est l'image publique que les japonais ont de lui, ensuite on ne peut parler d'hommage tant il se moque de son oeuvre et de lui se tournant en ridicule. On pourrait dire que c'est une reflexion, une méditation mais c'est tellement survolté, déjanté et ironique, le mélange vrai/faux, réel/onirique est si inextricable qu'on ne peut que douter. Ainsi si je ne puis definir le film je ne vois pas trop quoi dire sur l'intrigue, comme je l'ai dit elle représente essentiellement deux personnages Monsieur Takeshi et surtout Beat Takeshi à qui il va arriver toute une série d'evenements surréalistes vécus ou rêvés : d'auditions ratées en braquages de banques, de virées folles en taxi à des passages contemplatifs sur la plage. Un joyeux puzzle encore défait dont on a refusé de rassembler les pièces pour donner un ensemble cohérent, il y a donc une certaine unité mais pas de logique. Comme un dessin cubiste, de près on ne comprend pas l'oeuvre mais avec du recul on peut mieux la cerner. En parlant de cerner l'oeuvre je vais essayer d'aborder en petits paragraphes les "figures de style" du film, à defaut de le resumer pour voir les thèmes qui m'ont paru les plus évidents.

A gauche l'acteur Ren Osugi
Les Clins d'oeil parodiques et reflexifs.
Comme je l'ai déjà dit le film est truffé de clins d'oeil à la filmographie ou à la vie de Kitano. Ainsi dans le film il y a une appartion de Beat Kiyoshi qui avec Beat Takeshi ont formé le duo les Two Beats grâce auquel ils ont percé. Aussi l'on sent qu'il y a du vécu dans les scènes d'audition et les échecs cuisants qui en résultent. En ce qui concerne la filmographie ils sont nombreux : les plus évidents sont ceux à Sonatine mais il y en a aussi plusieurs faits à Zatoichi, avec la présence de la troupe qui faisait le spectacle de claquettes à la fin du film sur le masseur aveugle, ou encore la présence d'un jeune garçon qui se travestit en geisha rappelle etrangement Zatoichi. De plus la scène sur la plage où Beat est assis avec sa copine cela nous fait penser à la fin de Hana-Bi. Au délà des films il reprend ses thèmes recurrents que sont les yakuzas, la violence soudaine, la plage qui renvoit toujours au rapport à l'enfance ou la musique. Ensuite il exagère, force le trait, déforme à souhait toutes ses figures centrales de son cinéma, on pourrait croire qu'ils s'en moquent bêtement au contraire je crois qu'il démystifie son univers tellement à part pour mieux l'analyser, réfléchir dessus. C'est audacieux et inédit qu'un réalisateur dynamite son propre univers afin de se forcer à en créer un nouveau. Ce film est une sorte de bilan de son oeuvre, il a tout démonté nous montrant ainsi sa perception des choses, son rapport au cinéma.
Les acteurs de Kitano
Takeshis' est une sorte de film choral où se croise tous les acteurs fétiches du réalisateur. D'ailleurs ils tiennent tous plusieurs rôles, tantôt incarnant des personnages tout a fait différents, tantôt ils sont rêvés par Kitano qui vient les interchanger, intervertissant les rôles. Par exemple Testu Watanabe joue tour à tour un costumier, puis une personne qui auditionne avec Beat et enfin il vient incarner un cuisinier très désagréable qui prendra au fur et à mesure les traits d'acteurs différents. On peut donc noter les apparitions de Susumu Terajima, Makato Ashiwaka, Tetsu Watanabe, Ren Osugi ou encore de l'excellente Kayoko Kishimoto. Chacun ont des rôles ambivalents venant parfois aider mais le plus souvent venant déranger les étranges pérégrinations du personnage de Beat Takeshi. Ces personnages qui ont donné un visage à ses plus beaux films viennent ici aider le réalisateur dans son entreprise de démolition-analyse. Paradoxe troublant où les acteurs les plus proches de Kitano dans la réalité deviennent dans le film des obstacles moqueurs sur le chemin chaotique de notre héros.

Bal des masques de Kitano
Comme je l'ai dejà plusieurs fois affirmé ce film est ambivalent, il joue sur les multiples facettes du réalisateur. Ce dernier explique avec justesse qu'on ne le voit jamais dans sa totalité mais que l'on ne voit seulement qu'une des facettes, des façades de sa personnalité complexe et chaotique. En effet les personnalités de Kitano sont contradictoires voir opposées. Dans le film Monsieur Takeshi méprise Beat l'acteur raté qui accumule les échecs et la rancoeur. D'ailleurs dans un moment assez surréaliste Beat poignarde son double schizophrénique monsieur Takeshi. La valeur symbolique de cette scène est donc très forte, presque hallucinante renvoyant à l'idée que ce film semble venir tirer un trait sur son ancienne filmographie car il estime qu'il faut détruire pour mieux avancer. Un film qui ressemblerait presque à une thérapie où à travers l'art il vient combattre ses démons, explorant ses propres contradictions, ses pulsions opposées avec le comique télé d'un côté et le réalisateur de l'autre.
Une réalité imaginée ou un rêve éveillé?
le film oscille constamment entre rêve et réalité. Cela m'a fait penser au film Perfect Blue de Satochi Kon car le film s'ingénie à brouiller la frontière entre ce qui est réel et ce qui est imaginé. Rêve eveillé, cauchemar lucide on est perdu, désorienté, on croit que c'est vrai jusqu'à ce que l'on voit un personnage se reveiller en sursaut puis là on se dit mais est ce qu'il a tout rêvé? J'ai bien l'impression qu'il y a une part de vrai, il a bien vécu ça dans la réalité? Au fur et à mesure que le film avance la frontière entre le vécu et le rêvé s'attenue, est ce de l'expérience, un fantasme, un fantôme? On ne sait plus. Le film vient nous déstabiliser, il vient nous voler nos raisonnements par des plongées surréalistes, pour au final mieux nous toucher, mieux nous faire réfléchir. Des saynètes mêlant onirisme, poésie, ironie burlesque et réalité vont se succèder selon un ordre précis dont la logique nous échappe, mais elles renvoient toutes à quelque chose. Finalement la plus grande illusion de ce film est qu'il est bien plus noir, plus âpre, plus maitrisé et plus sincère que ce que laisse à penser ce joyeux bordel désordonné.

Voilà un Kitano tout a fait surprenant, osé, d'un homme au sommet qui s'arrête pour réfléchir sur lui sur son cinéma, il avait su explorer au maximum son univers avec des films très différents (il ne faut pas s'arrêter au réalisateur de films violents et noirs sur les yakuzas, il n'y a aucun yakuza dans A scene At The Sea et il n'y a aucune violence dans Dolls). Ici il se réinvente par l'autodestruction, sur les décombres de son oeuvre qu'il a démontée avec jubilation et intelligence. c'est l'une des plus interessantes reflexions sur la manière de faire du cinéma qu'il m'ait été donné de voir, ce film vaut beaucoup de documentaires sur Kitano. C'est un film fait de paradoxes et de collisions entre les genres, il fait se frotter ses différentes personnalités et cela donne des étincelles qui allumeront un feu d'artifices aux multiples gerbes : ironiques, burlesques, parodiques, oniriques, poétiques qui vues d'ensemble offre un bien beau spectacle. Un film introspectif, reflexion sur l'art qui reste ouvert sur le monde grâce à de grandes bouffées délirantes qui ici ont une valeur curative, moyen d'expression, de transposition de l'impossible esprit de Kitano. Une transition cinématographique réussie qui dresse un bilan tout en tirant le portrait de l'énigmatique et insondable Takeshi Kitano. Pour résumer je citerai encore Jean Michel Frodon qui résume bien en quelques mots ce que j'ai essayé de dire en bien des paragraphes :
Takeshis' est un film très compliqué dont chaque morceau est simple comme une comptine ou une blague. Très fort, très noir, et très drôle. Jean Michel Frodon
Desormais il faudra attendre Glory To The Filmaker (qui devrait sortir bientôt par chez moi) pour voir où le génie a décidé de nous conduire, semble t'il que l'on continue la plongée introspective et délirante. Les critiques fusent déjà, toutefois j'ai confiance et je suivrai les yeux fermés le naufrage du navire Kitano. "Exilé sur le sol au mileu des huées..." disait Baudelaire, Kitano s'est posé un instant n'en déplaise à certains pour ma part je trouve que même dans ce qui semble être le creux de la vague pour cet homme au sommet il n'y a pas encore si longtemps, même en proie au doute, à ses démons il demeure un réalisateur majeur et plus que jamais mon réalisateur préferé.
Nostalgic Du Cool
"...Un vrai cauchemar" Télérama
"Seulement ici, la contemplation fait place à la gêne : celle du spectateur devant le film, celle qu'on éprouve pour le cinéaste, qu'on imagine volontiers gâteux et endormi derrière sa caméra." aVoir-aLire
"la maison est detruite mais du choc des décombres rien n'a encore surgi" Les Inrockputibles
La liste pourrait être encore longue tant ce Takeshis', dernier film de Takeshi Kitano a été soigneusement massacré par ces "critiques" (franchement insinuer que c'est un vieillard gâteux je n'appelle pas ça de la critique) qui hier encore criaient au génie annonçant "Un grand Cinéaste international". Avec Takeshis' il est devenu une merde le mot est fort mais c'est vrai, objet de mépris rappellant que s'il est agréable de voir un cinéaste percer il est encore plus jouissif de pouvoir le massacrer dés qu'il sort des sentiers battus (on peut penser ici à Coppola qui s'est fait bien taillé avec son particulier mais très beau L'homme Sans âge taxé de film prétentieux, pénible, vain). Il ne fait pas bon surprendre un public (surtout les fans, meilleurs ennemis de l'homme? Il suffit de voir que les critiques les plus acerbes sur allociné commencent souvent par une phrase du genre j'apprécie ses autres films mais la...) quand on a su comme Kitano se créer un univers, on doit savoir qu'on vous attend au tournant, cela le réalisateur le savait et va volontairement à l'abattoir. Ce film est un échec assumé, presque voulu, une étrange entreprise de destruction de son oeuvre avec ce film onirique et absurde, une mise en abîme, mise à distance de sa filmographie pour une soigneuse entreprise de destructuration de ses thèmes, de sa propre personnalité. Un film de paradoxe, un film schizophrénique sur les multiples facettes du génie parfaitement résumé je trouve, par une scène du film où Kitano fait des claquettes sur une voie ferrée tandis que la lumière d'un train approche. Un suicide cinématographique en riant peut être, mais surtout une plongée surréaliste et passionnante dans la tête de l'homme, dans ses contradictions, mais aussi ses doutes. Une méditation survoltée par un clown certainement trop sérieux voilà comment je résumerais ce film, nouveau chef d'oeuvre de Kitano point d'orgue quasi autobiographique condensant toute son oeuvre afin de mieux la démolir pour repartir sur de nouvelles bases.

Moi j'ai tout simplement adoré qu'un grand cinéaste comme Kitano ose se saborder, se mettant à nu, montrant ses faiblesses, ses doutes, son envie d'aller vers quelque chose de nouveau. Cela donne ici une oeuvre indéfinissable, ambivalente, complexe mais surtout riche et dense, un véritable bonheur pour le fan que je suis qui a pu se plonger dans l'univers de son réalisateur preferé. Un film très reférencé, intimiste tout en étant distancié, fait de clins d'oeil et d'éxagérations sur sa carrière,sur ses films, sur ses acteurs recurrents qui tiennent plusieurs rôles le tout renvoyant au vécu et au rêvé de Kitano car tout se mélange dans ce film à tiroirs ou beaucoup est dit, mais où peut est expliqué. Le titre Takeshis' annonce bien la couleur, c'est Takeshi au pluriel c'est l'exploration des multiples facettes de ce moi que le réalisateur va dissèquer dans ce film offrant une étrange et etourdissante vue d'ensemble. L'élement clé, je pense, pour saisir cette oeuvre est de bien comprendre que cet homme est un paradoxe sur nombre de plans : cinéaste sérieux et reconnu et à la fois comique télé provocant, star du petit écran dans son pays mais quasi inconnu pour son travail dans le cinéma, à l'inverse cinéaste encensé en Europe où beaucoup ne soupçonne même pas l'existence de sa carrière télé. Son cinéma est aussi fait de paradoxes, l'onirisme contemplatif que distille ses films laisse place à une violence soudaine et crue, on peut même en trouver dans son jeu d'acteur où le mutisme, l'impassibilité de son visage tranchent nettement avec la rapidité, la nervosité de ses gestes et de ses mouvements. Enfin, ambivalence ultime reprise dans ce film sur le nom même du réalisateur, avec d'un côté le cinéaste sérieux et discret Takeshi Kitano et de l'autre la star comique déconneur de la télé Beat Takeshi. C'est à travers ce prisme schizophrénique que Takeshis' va s'attacher à détruire l'oeuvre du maitre pour mieux refléchir dessus. Descartes affirmait "je doute donc je suis" Kitano lui opte plutôt pour je doute donc je filme.
En effet ce film facilement taxé de mégalomane est simplement un film sur l'auteur, une reflexion sur son oeuvre, la mise en scène de sa propre difficulté à retrouver son style, à aller de l'avant. Cela je l'apprécie, certains réalisateurs ont tendance à toujours essayer de refaire le même film, d'atteindre le même niveau, certainement du fait de l'enorme pression des productuers et des critiques qui l'attendent au tournant. Mais ce n'est pas le cas de Takeshi Kitano qui grâce au gros succès de Zatoichi se permet de faire ce film qui ne reprend plus l'univers de Kitano mais qui vient refléchir sur cet univers, ses codes, mais aussi sur l'image qu'on a de lui. Certes la reflexion est assez délirante, il la montre au travers d'une rêverie chaotique constellée de passages burlesques et éclairée par des moments de poésie pure. Il ne faut pas s'attendre à tout comprendre, il ne faut pas trop chercher de cohérence au film qui part dans tous les sens car c'est l'expression du bouillonement de l'esprit du réalisateur, de ces multiples facettes. Le réalisateur fan de peinture s'inspire certainement du cubisme en destructurant son film au montage. En fait comme il l'explique ce film est une sorte de Rashomon (film de Kurosawa) de l'extrême qui comme ce film montre l'incroyable diversité dans la perception d'un même fait.

Un homme, l'air inquiet qui cache un clown...
Bref un film indéfinissable qui a pu décevoir des fans car comme je le dis Kitano va tourner en ridicule sa propre filmographie en l'exagérant, la parodiant, ainsi les belles scènes sur la plage dans Sonatine deviennent des scènes enregistrées sur un fond bleu dans un studio avec un acteur arrogant, transformant la poésie en une triste réalité factice. Ensuite la violence brutale de ses films est exagérée à souhait avec des gunfights à n'en plus finir où des dizaines d'hommes sont abattus à la chaine. Il mêle rêve et réalité, d'ailleurs certaines des scènes ont été effectivement rêvées par le réalisateur. Il se moque aussi de lui même ouvertement, dans le film les "doubles" de Kitano qu'il interprete lui même et que l'on distingue à leur couleur de cheveux ne sont pas montrés à leur avantage. Le brun qui est appelé Monsieur Takeshi est une star télé arrogante, hautaine, assez désagréable à qui tout le monde fait de la lèche, à l'inverse le blond, Beat Takeshi, est un gentil loser, acteur raté, niais timide et discret. Deux facettes de sa personnalité, deux des masques qu'il rêvet, d'un côté on a la carapace du gentil niais qui interiorise tout et de l'autre un type arrogant et désabusé respecté mais pas tellement apprécié. Deux carapaces qui semblent cacher un être plus sensible que ce qu'il laisse penser car sous l'aspect parodique assez déjanté il y a toujours une profonde reflexion sur lui, son reflet et sur son oeuvre. Il joue sur son image, renvoyant à son rapport au public et à la critique qui le juge parfois trop hautain ou trop provoc, par exemple il avoue qu'il adore débarquer dans des grands restaurants en survetement ce qui oblige à ce qu'on le mette dans un coin discret. Il rappelle avec ironie les dissimulations, les faux semblants qu'il côtoie, lui parti de rien qui a connu l'echec avant de percer. Tout comme le décor de Sonatine qui n'est qu'une façade factice, l'image que renvoit Kitano serait peut être aussi illusoire... Autre exemple le film réunit les acteurs fétiches de Kitano et quasiment tous tiennent au moins deux rôles et plusieurs d'entre eux sont tantôt des amis tantôt des ennemis. Ainsi Susumu Terajima (acteur génial qui a colloboré sur la majorité de ses films) joue 2 personnes : un acteur ami de Beat Takeshi (le blond), puis un yakuza qui ne fait que se moquer de ce pauvre Beat et du fait que l'acteur accumule les échecs aux auditions. Cela renvoit à l'ambivalence du film qui mêle rêve et réalité mais aussi vrai et faux dans un univers d'apparence. En fait Jean Michel Frodon résume très bien ce film dans un très bon article des Cahiers du Cinéma (qui font partie des rares à avoir soutenu ce film et qui je pense l'ont très finement analysé je vous conseille donc de le consulter si vous avez l'occasion) affirmant que Kitano "crie très fort pour mieux murmurer ses inquiétudes." Sous la carapace arrogante ou timide, derrière le burlesque, la parodie, l'outrance, l'extravagance on a un homme sensible en proie aux doutes, à ses inquiétudes qu'il a essayées de sublimer à travers ce film.

Kitano dans la caricature du yakuza
Bon j'hésite à toucher deux mots de l'histoire après cet exposé un peu confus je le concède tant cette oeuvre nous dépasse tout en restant accessible. Aucun terme ne colle quand je veux évoquer ce film je voudrais bien parler d'autobiographie, en effet il joue quand même son propre personnage à l'ecran mais ce n'est pas véritablement lui, c'est l'image publique que les japonais ont de lui, ensuite on ne peut parler d'hommage tant il se moque de son oeuvre et de lui se tournant en ridicule. On pourrait dire que c'est une reflexion, une méditation mais c'est tellement survolté, déjanté et ironique, le mélange vrai/faux, réel/onirique est si inextricable qu'on ne peut que douter. Ainsi si je ne puis definir le film je ne vois pas trop quoi dire sur l'intrigue, comme je l'ai dit elle représente essentiellement deux personnages Monsieur Takeshi et surtout Beat Takeshi à qui il va arriver toute une série d'evenements surréalistes vécus ou rêvés : d'auditions ratées en braquages de banques, de virées folles en taxi à des passages contemplatifs sur la plage. Un joyeux puzzle encore défait dont on a refusé de rassembler les pièces pour donner un ensemble cohérent, il y a donc une certaine unité mais pas de logique. Comme un dessin cubiste, de près on ne comprend pas l'oeuvre mais avec du recul on peut mieux la cerner. En parlant de cerner l'oeuvre je vais essayer d'aborder en petits paragraphes les "figures de style" du film, à defaut de le resumer pour voir les thèmes qui m'ont paru les plus évidents.

A gauche l'acteur Ren Osugi
Les Clins d'oeil parodiques et reflexifs.
Comme je l'ai déjà dit le film est truffé de clins d'oeil à la filmographie ou à la vie de Kitano. Ainsi dans le film il y a une appartion de Beat Kiyoshi qui avec Beat Takeshi ont formé le duo les Two Beats grâce auquel ils ont percé. Aussi l'on sent qu'il y a du vécu dans les scènes d'audition et les échecs cuisants qui en résultent. En ce qui concerne la filmographie ils sont nombreux : les plus évidents sont ceux à Sonatine mais il y en a aussi plusieurs faits à Zatoichi, avec la présence de la troupe qui faisait le spectacle de claquettes à la fin du film sur le masseur aveugle, ou encore la présence d'un jeune garçon qui se travestit en geisha rappelle etrangement Zatoichi. De plus la scène sur la plage où Beat est assis avec sa copine cela nous fait penser à la fin de Hana-Bi. Au délà des films il reprend ses thèmes recurrents que sont les yakuzas, la violence soudaine, la plage qui renvoit toujours au rapport à l'enfance ou la musique. Ensuite il exagère, force le trait, déforme à souhait toutes ses figures centrales de son cinéma, on pourrait croire qu'ils s'en moquent bêtement au contraire je crois qu'il démystifie son univers tellement à part pour mieux l'analyser, réfléchir dessus. C'est audacieux et inédit qu'un réalisateur dynamite son propre univers afin de se forcer à en créer un nouveau. Ce film est une sorte de bilan de son oeuvre, il a tout démonté nous montrant ainsi sa perception des choses, son rapport au cinéma.
Les acteurs de Kitano
Takeshis' est une sorte de film choral où se croise tous les acteurs fétiches du réalisateur. D'ailleurs ils tiennent tous plusieurs rôles, tantôt incarnant des personnages tout a fait différents, tantôt ils sont rêvés par Kitano qui vient les interchanger, intervertissant les rôles. Par exemple Testu Watanabe joue tour à tour un costumier, puis une personne qui auditionne avec Beat et enfin il vient incarner un cuisinier très désagréable qui prendra au fur et à mesure les traits d'acteurs différents. On peut donc noter les apparitions de Susumu Terajima, Makato Ashiwaka, Tetsu Watanabe, Ren Osugi ou encore de l'excellente Kayoko Kishimoto. Chacun ont des rôles ambivalents venant parfois aider mais le plus souvent venant déranger les étranges pérégrinations du personnage de Beat Takeshi. Ces personnages qui ont donné un visage à ses plus beaux films viennent ici aider le réalisateur dans son entreprise de démolition-analyse. Paradoxe troublant où les acteurs les plus proches de Kitano dans la réalité deviennent dans le film des obstacles moqueurs sur le chemin chaotique de notre héros.

Bal des masques de Kitano
Comme je l'ai dejà plusieurs fois affirmé ce film est ambivalent, il joue sur les multiples facettes du réalisateur. Ce dernier explique avec justesse qu'on ne le voit jamais dans sa totalité mais que l'on ne voit seulement qu'une des facettes, des façades de sa personnalité complexe et chaotique. En effet les personnalités de Kitano sont contradictoires voir opposées. Dans le film Monsieur Takeshi méprise Beat l'acteur raté qui accumule les échecs et la rancoeur. D'ailleurs dans un moment assez surréaliste Beat poignarde son double schizophrénique monsieur Takeshi. La valeur symbolique de cette scène est donc très forte, presque hallucinante renvoyant à l'idée que ce film semble venir tirer un trait sur son ancienne filmographie car il estime qu'il faut détruire pour mieux avancer. Un film qui ressemblerait presque à une thérapie où à travers l'art il vient combattre ses démons, explorant ses propres contradictions, ses pulsions opposées avec le comique télé d'un côté et le réalisateur de l'autre.
Une réalité imaginée ou un rêve éveillé?
le film oscille constamment entre rêve et réalité. Cela m'a fait penser au film Perfect Blue de Satochi Kon car le film s'ingénie à brouiller la frontière entre ce qui est réel et ce qui est imaginé. Rêve eveillé, cauchemar lucide on est perdu, désorienté, on croit que c'est vrai jusqu'à ce que l'on voit un personnage se reveiller en sursaut puis là on se dit mais est ce qu'il a tout rêvé? J'ai bien l'impression qu'il y a une part de vrai, il a bien vécu ça dans la réalité? Au fur et à mesure que le film avance la frontière entre le vécu et le rêvé s'attenue, est ce de l'expérience, un fantasme, un fantôme? On ne sait plus. Le film vient nous déstabiliser, il vient nous voler nos raisonnements par des plongées surréalistes, pour au final mieux nous toucher, mieux nous faire réfléchir. Des saynètes mêlant onirisme, poésie, ironie burlesque et réalité vont se succèder selon un ordre précis dont la logique nous échappe, mais elles renvoient toutes à quelque chose. Finalement la plus grande illusion de ce film est qu'il est bien plus noir, plus âpre, plus maitrisé et plus sincère que ce que laisse à penser ce joyeux bordel désordonné.

Voilà un Kitano tout a fait surprenant, osé, d'un homme au sommet qui s'arrête pour réfléchir sur lui sur son cinéma, il avait su explorer au maximum son univers avec des films très différents (il ne faut pas s'arrêter au réalisateur de films violents et noirs sur les yakuzas, il n'y a aucun yakuza dans A scene At The Sea et il n'y a aucune violence dans Dolls). Ici il se réinvente par l'autodestruction, sur les décombres de son oeuvre qu'il a démontée avec jubilation et intelligence. c'est l'une des plus interessantes reflexions sur la manière de faire du cinéma qu'il m'ait été donné de voir, ce film vaut beaucoup de documentaires sur Kitano. C'est un film fait de paradoxes et de collisions entre les genres, il fait se frotter ses différentes personnalités et cela donne des étincelles qui allumeront un feu d'artifices aux multiples gerbes : ironiques, burlesques, parodiques, oniriques, poétiques qui vues d'ensemble offre un bien beau spectacle. Un film introspectif, reflexion sur l'art qui reste ouvert sur le monde grâce à de grandes bouffées délirantes qui ici ont une valeur curative, moyen d'expression, de transposition de l'impossible esprit de Kitano. Une transition cinématographique réussie qui dresse un bilan tout en tirant le portrait de l'énigmatique et insondable Takeshi Kitano. Pour résumer je citerai encore Jean Michel Frodon qui résume bien en quelques mots ce que j'ai essayé de dire en bien des paragraphes :
Takeshis' est un film très compliqué dont chaque morceau est simple comme une comptine ou une blague. Très fort, très noir, et très drôle. Jean Michel Frodon
Desormais il faudra attendre Glory To The Filmaker (qui devrait sortir bientôt par chez moi) pour voir où le génie a décidé de nous conduire, semble t'il que l'on continue la plongée introspective et délirante. Les critiques fusent déjà, toutefois j'ai confiance et je suivrai les yeux fermés le naufrage du navire Kitano. "Exilé sur le sol au mileu des huées..." disait Baudelaire, Kitano s'est posé un instant n'en déplaise à certains pour ma part je trouve que même dans ce qui semble être le creux de la vague pour cet homme au sommet il n'y a pas encore si longtemps, même en proie au doute, à ses démons il demeure un réalisateur majeur et plus que jamais mon réalisateur préferé.
Nostalgic Du Cool