Le sabre du mal, Chambara sans code d'honneur.
Le sabre du mal (Dai-bosatsu tôge), 1966, Kihachi Okamoto Japon.
Ou le chambara sans code dhonneur.
Avec ce titre, un esprit aiguisé comme une lame et lecteur régulier de ce blog peut dun coup comprendre beaucoup de chose sur le film dont on va ici essayer de parler : Il a vu Okamoto, il a lu larticle sur « Samouraï » du même réalisateur, a compris que le film allais porter avec un peu de chance sur la même période (puisque tourné un an seulement après le film précédemment cité) et avec le même point de vue. Enfin, le sous-titre lui aura appris quici on ne mettra pas souvent en exergue le sens de lhonneur et lhumanité des personnages. Et sil a pensé à tout cela, il sera proche de la vérité. Dans les rôles principaux, on retrouve Tatsuya Nakadai (Kwaidan, Harakiri, Sanjuro, le garde du corps), Yuzo Kayama (Sugata sanjuro, les 47 ronins, ), Michiyo Aratama (47 ronins, Kwaidan, ) et Toshiro Mifune. Du très lourd donc ! Tout de suite, un petit résumé :
Ryunosuke Tsukue est un samouraï errant, un ronîn, qui aide son père à vivre dans son petit domaine. Un jour, un colporteur leur vole une petite somme dargent. Il part tout de suite à sa recherche. Pendant ce temps, Omatsu et son grand père font un pèlerinage au col du bouddha, ou ils sarrêtent pour se restaurer.
Le col du Bouddha
Alors que la jeune fille est partie chercher de leau, et que le vieil homme prie pour que sa fin soit rapide et que sa petite fille puisse vivre heureuse, Ryunosuke surgit, lui demande sil est colporteur, et accède à la demande du grand père lorsque celui-ci lui répond par laffirmative. Sur le chemin du retour, il croise Shichibei, qui recueille Omatsu pleurant sur le cadavre encore chaud de son aïeul. Rentré chez lui, Ryosuke se rend au chevet de son père, alité. Il lui demande de perde son prochain combat lors du tournoi qui approche. Il se montre aussi inquiet de la façon dont son fils manie le sabre, laissant son adversaire sapprocher pour mieux le parer et lachever. A ce moment arrive Hama, qui dit être la sur de Bunnojo Utsuki (lhomme du tournoi auquel son père vient de faire allusion), et qui lui demande de laisser gagner celui qui en fait nest autre que son mari.
Le tournoi Ryunosuke et Hama
A cette demande le combattant lui répond en arguant limportance du code dhonneur, aussi important pour un samouraï que la chasteté pour une femme. Allusion à peine voilée à un possible arrangement « sur la bête ». La femme cède, et par amour se donne au ténébreux samouraï. Léquation se complique lorsque le mari lapprend, répudie sa femme et transforme le simple combat au boken (sabre de bois) du tournoi en duel
Malheureusement pour lui, son adversaire le bat et le tue dun coup en plein front. Il joint aussi à cette occasion un groupe de partisan du Shogun, quil suit à Edo, emmenant avec lui lancienne femme de feu son ancien adversaire, puisquelle le prévient dune embuscade montée par les hommes de lécole de son ex-mari.
Deux ans plus tard, il a un fils, et sert toujours comme mercenaire pour ce groupe de combattant un peu marginal. La fille dont il a tué le grand père vit maintenant dans la même ville que lui, sans quil le sache, dans une école dart floral. Elle rencontre un jour de pluie le jeune frère Utsuki, venu sentraîner au dojo de maître Shimada. Sans le savoir, Ryunosuke vient de le (Hyoma Utsuki) défier et de le battre en utilisant la même technique que face à son frère. Leurs chemin se recroisent lorsque Omatsu est engagé comme servante par un riche seigneur, auquel le groupe de samouraï vient demander de laide. Elle travaillera ensuite dans un restaurant (un peu bordel aussi) ou le même groupe viendra se détendre. Entre temps, lhomme au sabre maléfique aura participer à de nombreuses embuscade, dont une virera au désastre à cause de Shimada (Toshiro Mifune), qui se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, et est contraint de massacrer toute la troupe, sauf Ryunosuke auquel il assène une funeste maxime : « apprendre lart du sabre cest apprendre à connaître lâme. A sabre pervers, âme perverse ». Il aura aussi tué sa compagne, après que cette dernière ait essayé de le tuer dans son sommeil, le considérant comme un monstre, même sil est le père de son enfant Alors que Hyoma, Omatsu et Shichibei ourdissent son assassinat, le chef du groupement surpendre la jeune femme (Omatsu) en train de les espionner, et la confie au samouraï. Pendant sa garde, celui-ci médite la sentence de Shimada, et sa conscience refait surface : il voit tout ses crimes comme des ombres sur les panneaux, quil tranche et pourfend de son sabre dans des accès de folie. A ce moment, certains des samouraïs qui laccompagnaient surgissent, dans lidée de léliminer : en effet, des tensions dans le groupe ont poussés les deux hommes forts à faire scission. Ryunosuke étant le meilleur combattant, il sagit de labattre au plus tôt. Le film se clôt sur le massacre en cours des combattants, Ryunosuke en sang, de nombreux cadavres gisant à ses pieds
A lissu de ce résumé, jespère vous avoir fait saisir le caractère chaotique du personnage central. Et encore, jai sauté pas mal de combats qui auraient permis daccentuer encore cette sensation. Lesdits combats occupent tout de même un quart du film (environ 30 minutes sur deux heures) ! Du vrai chambara ! Et en plus ils sont réalisés avec maestria, dans un réalisme saisissant. Mais nallons pas plus vite que la pellicule. Un petit coup de contexte historique pour tous ceux qui espéraient y échapper.
Estampe d'une rebellion contre les occidentaux (affaire Richardson)
Le film commence en 1860 et se termine 3 ans plus tard. Il est intéressant de noter, que comme le précédent film dOkamoto, il se base sur des faits réels : par exemple, la première image qui suit le générique est un rappel dun fait très important : lassassinat dIl Naosuke (qui avait fait signer un trait é damitié et de commerce avec les occidentaux) marque le début des réactions violentes contre loccidentalisation du pays. Plusieurs autres panneaux de ce genre sont placés à des moments clés du film (« 1862, attentats contre Ando Nobumasa »). Durant ces années de troubles saffrontent deux « partis » : les loyalistes et les partisans de lempereur : les premiers souhaitent que le shogunat conserve son pouvoir et soppose aux incursions étrangères, les seconds demande à ce que le shogun rende le pouvoir à lempereur, fantoche depuis plusieurs siècles, mais encore considéré comme sacré par la population. Il est amusant de noter que « Samouraï » se plaçait du coté des tenants du jeune empereur (et montrait dailleurs bien quau travers de la personnalité malléable de ce dernier ils souhaitaient arriver au pouvoir) alors que « le sabre du mal » nous offre la vision opposée : Ryunosuke et sa bande sont des défenseurs du Shogun (pour une vision populaire de la chose, voir Eijanaika dImamura). Le scénario est dailleurs basé sur un roman-feuilleton de Nakazato Kaizan (Le passage du grand Bouddha) dont les personnages fictifs auraient très bien pu être réels. Il y a par exemple réellement eu un attentat (réussit celui-ci) contre un certain Shimada au cours de lannée 1862. Enfin, le groupe Shinsen auquel il est fait référence dans la dernière partie a réellement existé : vêtus dun kimono bleu et obéissant à des règles très strictes (dont lirrespect entraînait inévitablement la mort), ses membres étaient des défenseurs acharnés du Shogun, souvent surnommés les loups de Mibu.
Le véritable Kondo Ryunosuke
Encore une chose : Lassassinat de Serizawa par Kondo est un évènement réel ayant modifié léquilibre du groupe. Les noms employés dans le film sont ceux des véritables personnages historiques, et leurs actes semblent fidèles à ceux du véritable groupe, qui était prêt à tout pour préserver le régime en place. On voit donc à quel point ce système entropique était propice à lapparition dêtre aussi torturés, erratiques que celui interprété par Nakadai. Son personnage est un de ceux quil arrive le mieux à jouer. Peut être celui-ci est il le meilleur quil mait été donné de voir dans ce genre. Le titre anglais offre dailleurs pour moi plus de chose, plus de nuance et colle mieux que celui adopté par la distribution française : Sword of Doom, avec cet adjectif bien moins définitif et manichéen que « mal ». Bien quil soit plusieurs fois appelé « démon », je ne trouve pas son personnage à proprement parler « mauvais », diabolique. Par contre les concepts de fatum, de ruine, de destin, de condamnation (attachés au mot « doom ») me conviennent beaucoup mieux ! Ainsi, Ryunosuke scellerait son destin lorsquil tue le grand père. Mais aussi quant il abat Bunnojo après avoir déshonoré sa femme. Ou enfin lorsquil tue cette dernière. En fait ce serait plutôt son épée, son style de combat qui le condamne, puisque la manière dont on pratique lart du sabre est intimement liée à la nature de notre âme, comme nous lapprend Shimada. Ainsi cette nature diabolique, cette propension à faire le « mal » autour de soi, à se détruire aussi viendrait de son sabre, de son essence même de samouraï : cest sa destinée, en ce monde en ruine, de semer la mort la ou il passe. Si lon sétait trouvé dans une tragédie grecque jaurais volontiers dit quArès et Dionysos avait peut être un peu trop apposé leur marque sur lesprit du guerrier. Mais parler ici de destin suffira. Par destin on peut dailleurs simplement voir une concomitance de facteurs déterminants un caractère, laccomplissement dune vie ; mais aussi laspect inchangeable, préparé, pré-écrit (sur les tablettes du destin ?) dune existence. Bon laissons la ces considérations un peu trop philosophiques pour nous tourner vers un peu plus de trivialité.
Premier constat, ce film ne ressemble pas à grand-chose dautre. Et ça, cest un bon point. Alors quil traite dune période archi-galvaudé et utilisé à outrance dans le cinéma japonais, il parvient à en tirer une vision neuve, sans concession, très critique en livrant le portrait dun homme-archétype de son époque, mais aussi en peignant en toile de fond tous les problèmes sociaux et politiques qui la caractérisaient, et que lon oublie souvent pour ne retenir quun seul versant, souvent doré. Le film, dailleurs, pour éviter les réflexions mono causales sur ces divers problèmes, est très complexe, et ne livre pas dopinion définitive. Nuances dans le jugement ne signifie pas (contrairement à ce que beaucoup croient) neutralité, platitude et film fade. Cest tout le contraire. Par sa construction à laspect brouillon, son désordre scénaristique, le film accentue encore la vision chaotique de ces années parfois présentées comme magnifiques, synonymes douvertures, de modernités et de progrès. Sil ne se laisse pas berner par cette image dÉpinal, il ne tombe pas non plus dans lautre excès existant, qui est celui de montrer cette période avec nostalgie, de regretter lère prospère des Tokugawa et ses samouraïs à la conduite parfaite. La, la figure mythique du guerrier respectant à la lettre le bushido est détruite, déconstruite, brisée à sa base : le sabre et le code dhonneur. Ces deux éléments étant comme on la dit les deux pendants de lart de combattre. Les attaquer revient à toucher à la classe la plus populaire, celle des samouraïs.
Et cest bien à cela que sattelle Okamoto. Bien que sa critique soit plus construite dans « Samouraï » (selon moi bien sur), cest justement laspect désordonné, noir, démoniaque qui donne à ce film toute sa puissance ! Prenons juste la scène de fin : Ryunosuke, pris au piège, se débat comme un diable dans sa boite, hurlant, gesticulant tel un pantin désarticulé mais toujours aussi efficace, comme porté par sa lame, sa lame diabolique, habitée, qui le pousse à tuer, encore tuer, malgré les blessures, malgré sa conscience qui le tourmente et le hante, malgré son cynisme et son nihilisme. L'ambiance est carrément apocalyptique, Ryunosuke semble se débattre en enfer.
-Dualisme ?
A lintérieur du héros, et de tous les samouraïs à travers sa figure se débattent deux sentiments contradictoires : Celui de leur inutilité, de leur archaïsme, qui se développe depuis le milieu de lère Tokugawa ; et celui du respect obligatoire au code dhonneur, à la morale, au perfectionnement de la voie du sabre. Cette voie qui a un peu perdue de son sens depuis lépoque de Musashi (voir les films dInagaki, ici et la) et qui les laisse sans repère. Doù peut être lapparition en réaction à ce phénomène- de groupes très soudés, aux règles plus que stricte comme les loups de Mibu. Le personnage oscille entre cynisme pur, scènes de « vie de famille » ou il semble complètement détaché de la réalité, vivant en reclus, en égoïste, en ascète alors que de lautre coté il est le meilleur combattant dune troupe fortement engagé dans la lutte politique. Mais ce qui transcende cette dualité, cest la violence. Violence auprès de sa compagne, de son père (dont la mort ne lui arrache pas de larmes), de tous ceux quil croise. Le chef du groupe résume bien la personnalité de Ryunosuke : « Il est hors du groupe tout en en faisant parti ». Si le sang parvient à dépasser un temps le dilemme permanent qui secoue le samouraï, il ne le résout pas pour autant, et cause au contraire peut être sa perte. Peut être car le film se termine sur le visage défiguré du combattant hurlant en tuant les hommes venus lassassiner. On reste donc dans le doute quand à sa fin. Cela renforce laspect un peu brouillon du film, même si les raisons de cette fin étrange (qui ne clôt aucune des intrigues qui se croisent et se rejoignent en la personne de Ryunosuke) sont en fait involontaires : Il devant en effet sagir à lorigine dune trilogie*, qui ne pus être réalisée, doù le coupure un peu abrupte Remarquez que si on ne le sait pas cela passe très bien malgré la surprise initiale.
Ce samouraï invincible (puisquil ne meurt pas à la fin, contrairement à ce que lon peut attendre, avec la montée en puissance de la tension lorsquon voit en parallèle la déchéance du démon et lentraînement de son potentiel futur adversaire, le frère Utsugi, formé par la maître Shimada. Tension qui se dissipe dun coup à la fin, le duel nayant pas lieu) mais qui sautodétruit est donc le symbole extrême de sa classe. En effet, les guerriers à cause de leurs luttes intestines autour du pouvoir, de leur division sur la question du shogunat et de la modernisation, à cause de leur inutilité et de lévolution des mentalités durant deux siècles de paix vont sceller leur tombeau et sy enterrer eux même sans presque quon les y pousse !
Mais puisque Okamoto a vécu la guerre, y a participé, on peut aussi voir dans le terrible personnage du ronîn et dans son comportement une prémisse des agissements nippons durant la guerre, ou labattement fataliste qui la suivit.
Ryunosuke face à ses démons
Enfin bref, ce film est terrible, aussi tranchant quune lame, noir comme lâme de son héros et montre tout un pan de lhistoire du japon devenu presque légendaire dune façon un peu nouvelle, en tous cas complètement à rebours de la pensée officielle. Okamoto livre encore une uvre emplie de pessimisme, mais travaille aussi en profondeur sur la nature humaine, les grands travers dune époque quil livre crus, tel quel à notre regard déshabitué de ce genre de chose. Il filme toute la noirceur dont à été capable lhomme, toutes les horreurs dont no puent se rendre capable certains samouraïs, pourtant tenus par un code strict, et qui nous fait oublier de regretter cette époque, ces hommes dont la mort étaient le but. Ainsi, paradoxalement en nous montrant tout ce que je viens de décrire cest un film pacifiste, humain (et donc violent) et touchant quoffre au monde Okamoto en jetant ce pavé dans la mare, cette borne qui donne une limite à la folie nihiliste des guerriers. Il nous montre à quel point la quête acharnée et désespérée dabsolu (« Je nai confiance quen mon épée en ce monde. Lorsque je combat, je nai plus de famille »), ici la voie du sabre, peut mené a des extrémités et ôter toute humanité. Questionnement universel qui reste sans réponse fixe, et que tous nous affrontons un jour ou lautre. Voir ce film nous permet déjà de savoir vers où il ne faut pas aller
*On pourrait en voir une dans ces trois film dOkamoto : Samouraï, Le sabre du mal, Le lion rouge.
A noter aussi : Avec le même titre existe aussi un film de Tomu Uchida.
Article détaillé sur lhistoire japonaise de cette période ici.
Carcharoth