The Passenger de François Rotger : esthétique du vide, peinture du néant.
« The Passenger » est le premier film écrit et réalisé par François Rotger, un canadien au passé des plus brumeux, qui s'inspire ici de son expérience personnelle pour son film. On y suit les destinées croisées de personnages, perdus entre le Canada et le Japon, vivant comme ils peuvent, tentant de survivre au sein d'un monde urbain hostile et glacial. Parmi eux se trouve Kohji, un jeune japonais, ancien yakuza déchu après avoir sauté la fille du patron, Hiroko, avec laquelle il entretenait une idylle. Quelques années plus tard, celui-ci est à la rue et survie en se prostituant. C'est alors que Sando, son ancien chef, fait appel à lui après qu'un de ses partenaires du Canada, un certain Tanner, l'ait agressé et se soit emparé d'une somme d'argent assez importante. Kohji doit donc partir au Canada, traquer et assassiner Tanner, et en cas de réussite, il pourra retourner avec Hiroko...
Les histoires les plus simples sont souvent les meilleures : « The Passenger » nous le prouve bel et bien une nouvelle fois, avec cette histoire pourtant tant et tant rabâchée du gangster qui chercher à retrouver son honneur et son amour après avoir niqué la sacro-sainte « fille du patron ». Mais focaliser l'action sur cette simple ligne dramatique serait très réducteur, « The Passenger » étant finalement non pas un film narratif, qui suit une ligne scénaristique précise, mais un polar contemplatif qui se construit à travers des ramifications étendues que sont les errances désordonnées et confuses de ses personnages. Ainsi, loin de devenir un énième film de genre parmi tant d'autres, « The Passenger » devient une expérience sensorielle et intime assez fabuleuse et bluffante, appuyée par une mise en scène en état de grâce, perdue à mi-chemin entre deux pays que l'on aurait jamais pensé réunir en un seul film : le Canada et le Japon. Pari tout à fait ambitieux que de filmer dans ces deux endroits à priori totalement étrangers et opposés l'un et l'autre, la force de la mise en scène de Rotger réside dans le fait de ne pas sombrer dans les clichés de carte postale que nous avons tous à l'esprit (un Canada enneigé avec un caribou sur la plaine, et un Japon tout droit sorti d'une pub pour déodorant Obao...) mais au contraire, de faire de ces deux lieux en vérité un seul : un enfer urbain, moderne et uniforme, omniprésent et immuable.
Captés par une caméra à l'épaule, constamment en mouvement, agitée, nerveuse et confuse, mais aussi parfois d'une fixité maladive, les banlieues urbaines et industrielles des deux pays témoignent de cette « glaciation » (comme le dirait un Michael Haneke) générale du monde, cette uniformisation et cette déshumanisation en phase terminale de la société, prison de béton et de fer de laquelle les personnages tentent de s'affranchir et se libérer. Le tout offre le tableau d'un univers aseptisé, clinique, accentué par des paysages glacés par la lumière fragile et aveuglante de l'hiver et une neige omniprésente. On pourrait presque y voir un monde post-apocalyptique, mais dont les effets destructeurs sont invisibles à l'oeil nu. La destruction n'est pas extérieure et matérielle, mais elle réside à l'intérieur de l'existence de chaque personnage, déjà perdu, déjà mort et désincarné, mais tentant vainement de retourner à la vie (comme le montre cette image finale de Kohji, à genoux, tentant de briser la glace pour se laver de ses pêchés)...
Ainsi un des thèmes centraux de ce film, c'est la lutte, cette lutte acharnée et aveugle des hommes à vivre, à l'image de ces chiens de courses que l'ont aperçoit lors du générique de début, bêtes affolées et surexcitées, qui courent les uns à côté des autres avec acharnement pour arriver premier...sans trop savoir pourquoi et dans quel but. Cette image intense et violente, donnera le ton à un film marqué par l'errance, inexplicable, sans but, vaine d'hommes et de femmes en lutte avec l'existence. Kohji, prêt à tout pour récupérer sa belle, Sando, qui court après son argent, Tanner, qui veut essuyer ses dettes, et surtout le personnage de Viv, ex-femme de Tanner, magnifiquement interprétée par Gabrielle Lazure, femme qui cache une violence et une hystérie sourde, qui cherche désespérément jusqu'à l'acharnement et l'autodestruction à ne pas vieillir, à ralentir les inévitables effets du temps. Bref, chaque personnage incarne cette même absurdité de la condition humaine, cette vanité et surtout cette vacuité, comme le montrera le coup de théâtre final, cerise sur le gâteau d'une peinture d'une existence insignifiante et absurde. Aussi, ce qui captive, c'est cette mise en scène du vide, du néant, omniprésent derrière chaque plan, palpable, et fascinant. Vide affectif, vide de sens, incompréhension et perte de repère, Rotger porte un regard d'une profonde désillusion, pessimiste, même clairement nihiliste, sur le monde, et en même temps, et c'est ce qui est le plus effrayant, un regard à la lucidité effroyable, clair et assuré.
Ainsi, d'une simple histoire de film noir, François Rotger produit un récit initiatique, métaphysique et philosophique prodigieux, riche, et qui tient en à peine 1h30...une telle efficacité ne tient que des plus grands cinéastes. Appuyé par une interprétation impeccable (avec une mention spéciale pour Gabrielle Lazure et notamment Ryo Kase, effrayant dans le rôle du yakuza Akira, dont l'apparence juvénile et angélique détone par une folie meurtrière intérieur immense) et une B.O. soignée, atmosphérique, avec des morceaux électroniques, et parfois originaux (celle-ci a d'ailleurs été primée au festival de Rotterdam à juste titre) composée par Olivia B. Merilahti et Dan Lévy, François Rotger a produit un film d'une maîtrise parfaite et d'une maturité bluffante pour une première oeuvre.
Alors vous savez ce qui vous reste à faire : rattrapez le temps perdu, et faites déguster à votre rétine un film tel que « The Passenger ».
En tout cas, on souhaite à François Rotger une carrière longue et passionnante, à la mesure du coup de point fulgurant que constitue son premier long-métrage.
Ichimonji