Nuit et brouillard au Japon, témoignage politique d'un Japon aujourd'hui oublié.

Publié le par Nostalgic-du-cool

Nuit et brouillard au Japon (Nihon no yoru to kiri), Nagisa Oshima, Japon, 1960.

 

Dialectique révolutionnaire dans le Japon d’après guerre.



Carlotta Films


 Nuit et brouillard au Japon, film hommage à celui d’Alain Resnais (1956) que Nagisa Oshima a vu peu de temps avant, et qui l’a profondément touché (comment ne le serait-on pas ?). Il s’agit sans nul doute du film le plus politique, le plus engagé et le plus révélateur de son engagement dans la vie publique japonaise. Ce réalisateur, qui a 28 ans au moment du tournage est entré six ans plus tôt à la Shochiku, seule compagnie qui ait bien voulue lui donner sa chance (une ville d’amour et d’espoir, 1959 ; l’enterrement du soleil, 1960). Il tourne néanmoins ce film à l’insu de la compagnie, en révélant le moins possible, et on comprend pourquoi : Nuit et brouillard au Japon traite des luttes étudiantes et populaire au moment du renouvellement du traité nippo-américain. Il est retiré des salles 4 jours après sa sortie à cause de scandale qu’il provoque. Suite à cela Oshima quittera la compagnie pour fonder la sienne et réaliser bon nombre de films indépendants peu connues. Ce n’est qu’après une longue traversé du désert médiatique que grâce à un producteur français (cocorico héhéh) il pourra tourner ses deux films les plus connus : l’empire des sens (1976) et l’empire de la passion (1978), puis Furyo avec David Bowie. Il faut donc voir Nuit et brouillard comme un film de jeunesse, très exalté, très personnel, très inspiré de la nouvelle vague française (Oshima sera d’ailleurs par la suite la figure de proue de la nouvelle vague japonaise), par Godard et les autres…



Carlotta Films Carlotta Films

 Le film raconte l’histoire d’un mariage entre deux personnes d’un bord politique différent autour duquel se cristallise toutes les tensions et les rancoeurs issues des luttes passées, en gros entre la fin de la guerre de Corée (1953) et la ratification du traité nippo-américain (1960). C’est l’occasion pour les invités de se dire enfin des vérités qui fâchent et qui nous permettent, aux cours de longs et nombreux flash-back de découvrir l’ambiance au sein des mouvements étudiants radicaux et les différentes tendances qui s’y sont combattues. Le film s’achèvera sur l’arrestation d’un étudiant trotskyste qui critiquait le dogmatisme stalinien du PC japonais, et sur le laïus interminable d’un membre de ce même partit, expliquant la nouvelle ligne et les raisons des échecs des « aventuristes »…

**

 Ainsi, nuit et brouillard plus qu’un film est une analyse du mouvement étudiant et de ses évolutions entre les manifestations durant la guerre de Corée (1950-53) et le renouvellement du traité nippo-US en mai-juin 1960.

 Autant le dire tout de suite, ceux qui n’ont pas aimé le coté gauchiste du dernier Ken Loach (It’s a free world), qui l’ont trouvé trop engagé et qui pensent que le cinéma doit être neutre et mesuré, -et qu’il ne doit pas être partisan- n’ont qu’a se barrer tout de suite, celui-ci est bien plus à gauche que le brave Ken, et bien moins mesuré. Il ne parle que de ça, raconte la vie de coco, alors amis de l’UNI, cassez vous. Voila, une fois la prévention faite on peut y aller…


Carlotta Films


 

Comme je viens de le dire ce film nous plonge dans l’univers étudiant et n’en sors jamais ou presque, les dialogues sont tous dignes des discours que l’on entend à la fête de l’huma ou aux réunions du parti, et les discussions tournent toujours autour de la « ligne » à suivre, de l’attitude et de la stratégie à adopter pour la lutte.

 On observe ainsi le changement de ligne des partis officiels dicté non pas par la réalité mais par le Kominform, la déperdition de ceux que ces derniers appellent aventuristes, autrement dit les radicaux non affiliés, les sympathisants non encartés, mais aussi ceux qui rejettent l’autoritarisme dogmatique des représentants du PC. Un des débats les plus virulent est ainsi provoqué par le suicide d’un étudiant « interrogé » par le parti après l’évasion d’un présumé « mouchard » du QG des étudiants. A travers la vie de nombreux personnages, pas toujours évidents à cerner et à identifier d’ailleurs, Oshima nous propose un panorama de tout ce qui se faisait comme idéologie et comme type d’engagement dans les années 50-60 au sein de la gauche étudiante. Ces derniers oscillent entre nihilisme, renoncement, utopisme forcené, autoritarisme stalinien et engagement passionné (un peu trop sûrement). Bref tout ce que l’on peut trouver dans la jeunesse rebelle et intellectuelle. Mais ce tableau n’est pas statique, on y voit aussi comme je l’ai dit les évolutions, entre celles du parti dictées par les intérêt internationaux de l’URSS (et donc complètement incompréhensible dans le cadre local d’une lutte universitaire et que les communistes explique par une rhétorique verbeuse et hypocrite) et celles des individus marginaux, très engagés dans le mouvement, dans l’action et qui désespère (jusqu’au suicide on l’a vu) devant l’inutilité de leurs manifestation, de l’occupation du parlement, etc… Et puis il y a aussi les opportunistes, les engagés d’un jour qui décide d’entrer dans l’aire de travail et de la réussite (c’est d’ailleurs la ligne du parti, qui après avoir soutenu les étudiants (qui en fait n’étudiaient pas, manifestant et « luttant » seulement) décide de les désavouer se rendant compte que la légitimité vient du travail prolétarien, encourageant les étudiants à suivre les masses laborieuses, elles même incitées à participer au progrès et à la croissance de l’économie nationale face à l’impérialisme US), un peu comme nos 68ard à nous, qui après avoir rêver un monde sous l’égide maoïste et trotskyste se sont gentiment glissés dans le moule.


Carlotta Films


 Et c’est d’ailleurs là la morale du film : après l’activisme, les luttes armées des années 50, place à la décennie suivante aux négociations, tractations et participations à la croissance, laissant ainsi sur place des étudiants et une jeunesse entière désabusés et nihilistes. On ressent bien la les déceptions d’Oshima -qui rappelons le était de ces jeunes militants un peu en marge mais très engagé- face à l’attitude des partis et syndicats qui étaient censés être l’avant-garde éclairée révolutionnaire qui guiderait le pays vers un grand soir égalitaire et libéré du joug capitaliste…

 

 Bref c’est un film noir, qui retrace un passé sombre et plein de souffrances, de dissensions à peine éclipsées par quelques amourettes et qui ne prévoit pas d’avenir, qui clôt ses personnage dans un présent glauque sur lequel ils n’ont aucune influence, n’ayant d’autre choix que de plier ou de rester d‘éternel rebelle marginaux et stigmatisés par la pouvoir auquel se rallient de plus en plus de monde. L’individu est broyé par les discours et les évènements. La seule déclaration d’espoir que j’ai noté pendant le film est une phrase anodine, lorsque trois étudiant (le pédant du PC, un marginal sympathisant et une jeune femme que les deux courtisent) écoutent de la musique, et plus précisément Chostakovitch (pianiste et compositeur soviétique, pourtant souvent critiqué au nom du Jdanovisme artistique) et s’exclament : « l’art passe au dessus des idéologies et des peuples » (ou un truc de ce genre…). Voyez un peu la teneur du film…


Carlotta Films

Oshima s’attaque donc ici au pouvoir en place aussi bien qu’à l’intelligentsia étudiante qui à fait péricliter le mouvement, décrivant à merveille les luttes internes. Le film, s’il ne montre pas les manifestations et la répression policière n’en est pas moins violent. Et il ne faut pas oublier, qu’avant de parler de sexe Oshima s’était attaqué à un autre tabou nippon, la violence, qui est pour lui un moyen de communiquer, de s’exprimer (“La délinquance est l’expression d’une critique immédiate de la société ainsi que la seule possibilité de communiquer offerte à l’individu.”). Aussi son film est-il empreint de cette violence, de cette spontanéité qui donne au film, à défaut d’un recul nécessaire au point de vue objectif et scientifique, une qualité de témoignage direct, de miroir de son temps, de moyen de mettre en place un nouveau moyen de s’exprimer à travers les images (« La chose la plus importante à faire, c’est de donner à la génération d’après guerre (capable d’inventer une nouvelle méthode et un nouveau contenu filmique) l’occasion de s’exprimer »). C’est je pense ce qu’il faut retenir de ce film, qui n’est pas génial, ni même bon si on le considère comme un divertissement, ou devant remplir la fonction d’entertainment chère à nos voisins outre-atlantique. Il faut plutôt le prendre comme un témoignage de son temps, une réaction filmique spontanée et inspirée de la nouvelle vague aux problèmes et désillusions de son temps, un point de rupture entre deux époques qu’Oshima a très bien senti et voulu retranscrire dans son film. Un déchirement idéologique entre le Japon progressiste qui luttait politiquement et activement et un Japon des années 60 tout entier tourné vers la croissance et l’intégration dans l’OCDE, ayant oublié son héritage de gauche et ses revendications. Et c’est dès 1960 qu’Oshima a vu s’opérer ce basculement constituant du Japon d’aujourd’hui, basculement qu’il n’appelait bien sur pas de ses vœux et qui l’a profondément affecté… (4 ans d’inactivité cinématographique).


Carlotta Films

 Voila la valeur qu’il faut donner à ce film, qui marqua son époque comme il était marqué et imprégné d’elle et qui offre un panel de discours politiciens et d’affrontements qui n’ont pas lieu d’être assez impressionant.

 

[ J’ai par ailleurs été frappé d’entendre dans ce film des discussions qui m’ont rappelées celles entendues lors du CPE ou plus récemment lors des grèves contre la loi Pécresse, d’y retrouver les même dissensions intestines qui font perdre de vue les buts originaux et donne lieu à des luttes de personnes plutôt que d’idée, ou alors des idées creuses et tellement similaires que s’en devenait ridicule…]

 

Pour finir quelques mots issus du Nuit et brouillard de Resnais, paroles qui clôturent le film et restent, à quelques mots prêt très actuelles mais aussi applicables au film d’Oshima…

« Qui de nous veille de cet étrange observatoire, pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part parmi nous il reste des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus … Il y a tous ceux qui n’y croyaient pas, ou seulement de temps en temps. Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »


 Alors n’oublions pas, ne feignons pas. Resnais et bien d’autres ont été la pour nous le rappeler, tachons d’en faire de même à notre échelle.




 

Le lien vers la fiche Imdb

Fiche du film chez l’ami Wildgrounds.

 

Carcharoth.



Petit truc marrant, à un moment, écrit sur un mur, un tag en français: "pendez les bourgeois".



Publié dans Japon

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article