Le mont Fuji et la lance ensanglantée, par Tomu Uchida.

Publié le par Nostalgic-du-cool

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 cinema japonais

 

Le mont Fuji et la lance ensanglantée (Chiyari Fuji), Tomu Uchida, Japon, 1955.

 

 

J'avais dit il y a peu sur un article de Wildgrounds que je parlerais d'Uchida, et que j'essaierai de faire une analyse du film où il adapte le fameux livre "Le passage du grand bouddha", dont on a tiré de très nombreux chefs d'oeuvres (pas moins de 12 selon Guillaume !). Bon ça semble compromis à cause de la générosité de Carlotta et de Wild Side (ainsi qu’à l'ingénieux système mis en place par Michael pour le cycle) qui nous permettent de voir de nombreux DVD de leurs dernières ré-éditions. Pour le moment j'ai donc décidé de faire un article sur un film sorti justement par la Wildside il y a quelques temps, "Le Mont Fuji et la lance ensanglanté". Ce coffret étant assez vieux, j'espère que certains autres participants au cycle le verront et pourrons réagir à cet article, faire d'autres Uchida, histoire de combler un vide sur la toile. Folle ambition...
 Mais tout d'abord quelques renseignement sur le 7ème maître du 7ème art japonais. Uchida est en effet considéré depuis "La Terre" (1939) comme un Grand Maître, aux côtés de Kurosawa, Mizoguchi, Ozu, Naruse, ... Surnommé par son fils lui même "le vagabond", Tomu Uchida a toujours eu le goût de l'aventure. Il exerce dans sa jeunesse divers petits métiers sur le port de Yokorama, puis s'engage comme acteur. A partir du milieu des années 20, il réalise quelques films (dont une adaptation de Jean Valjean, personnage qui lui plait beaucoup). Pendant la guerre, il part en Mandchourie, ou il travaille pour la Manei jusqu'en 1940. Il cesse de réaliser jusqu'en 1955 (et ce film). Durant cette période, il se mêle à la vie des gens du peuple et réalise ses erreurs de jeunesse (militarisme, nationalisme, ...). Lors de la défaire du Japon, il reste en Chine pour y vivre au plus près les bouleversements qu'il pressentaient, et ne communique avec sa famille que par lettre. Cette attitude pour le moins étrange lui vaudra une certaine méfiance à son retour, et beaucoup le croiront convertit au maoisme. C'est pourquoi son premier "nouveau" film, "Le Mont Fuji ...", sera produit par la Toei, petite compagnie de second rang à cette époque. Uchida y débute sa seconde carrière et devient un grand spécialiste du Jidai Geki (alors qu'il était plutôt orienté vers les films contemporains avant la guerre), mais sans oublier ses idées et sa vision du monde. Réaliser des films en costumes ne veut pas dire ne pas parler du présent.

  De fait il n'y a que très peu de scènes de combat dans ce film, dont voici un résumé:

Shojuro est un jeune samouraï un peu trop porté sur la boisson. Et surtout, le saké le rend mauvais. Sa mère l'a donc chargé, accompagné par deux serviteurs, d'aller remettre un bol à thé très précieux (et oui, on est au Japon !) à Edo, la capitale. Mais sur la route, les auberges sont nombreuses, et le saké coule sans retenue. Au fur et à mesure que les jours passent, le petit groupe rencontre toujours les même personnes qui suivent la même route : une jeune garçon, qui s'est pris d'affection pour le lancier du samouraï, une mère et sa fille saltimbanques, un mystérieux voleur, un masseur aveugle, un homme riche et qui tient beaucoup à son argent, qu'il cache méticuleusement pour une raison inconnue. Toutes ces personnes vont vivres, cote à cote, des choses fortes, des évènements quotidiens dans un voyage, vont s'entraider, discuter, arrêter le voleur et assister à un combat dramatique.


  Plus qu'un chambara ou qu'un film historique, "Le Mont Fuji..." est un road movie pédestre. L'intérêt du film se situe en effet dans les interactions des personnages pendant les haltes et durant les marches, plus que dans le seul combat du film, le final, certes point d'orgue du film, mais dont la puissance réside dans ce qu'il dégage et signifie plutôt que dans une quelconque maîtrise technique, même si encore une fois c'est le cas. Uchida développe au travers de la vie de ce petit groupe qui se déplace sur la même route et se retrouve la plupart des nuits dans la même auberge une vision très humaine et fraternelle du peuple japonais. Loin d'une société de caste, ce que montre Uchida c'est un groupe unis et soudé. S'il y a un samouraï parmi eux, cela ne se voit pas, et surtout il n'est pas mis en avant. On pourrait même dire que son lancier est plus important dans l'histoire que lui. C'est en effet lui qui, arrêté par une ampoule fait la connaissance de Jiro puis de la femme saltimbanque et de sa fille. C'est lui qui sympathise avec eux et aide le petit garçon à manger. Ce sont eux qui porte Shojuro après que celui ci se voit enivré et ait pris à partit un groupe de marchand qui riaient de son état. Ce sont finalement ces gens qui arrêtent le voleur avec l'aide presque involontaire du lancier et de son maître, ce sont eux qui tirent des mains d'un souteneur une pauvre fille condamné à se vendre pour sauver son père de l'indigence. Sous l'oeil du Mont Fuji, c'est en fait toutes les catégories de la société japonaise qui sont la : des pauvres, un voleur, des marchands, une femme saltimbanque, un samouraï, des serviteurs, etc...
  Le regard d'Uchida est amusé, amusant, précis, naturaliste (La Terre est une fresque à la nature qui décrit de façon très réaliste la vie rurale), révolté aussi, et critique parfois. Bien qu'on ne puisse pas le classer comme film engagé et politique, "Le Mont Fuji..." porte un message clair, qui ne met pas vraiment les samouraïs et les seigneurs à l'honneur. C'est en effet une bande de samouraïs qui violente des serveuses et se saoulent qui cause la fin dramatique du film. Après avoir insulté Shojuro parce que celui ci invitait son serviteur à sa table, ils le tuent à cinq contre un. Un autre épisode, plus amusant, met en scène trois seigneurs buvant leur thé en plein air face au Mont Fuji, et bloquant de ce fait la route. Hors Jiro et trois marchands ont un colique puissante, qui les pousse à déféquer dans les roseaux, juste derrière les seigneurs, alors que ceux ci sont dans le sens du vent. Ils ne tardent bien sur pas à se regarder avec de drôles d'air... Juste après, deux d'entre eux prennent peur car un étrange nuage coiffe le Fuji. Ils finissent par fuir à cause de quelques gouttes de pluie, dans un désordre monstre. Uchida fait ici montre d'un humour potache et d'un ton moqueur qui allège le film. Les scènes avec Jiro, petit garçon très attachant qui suit le lancier pour devenir comme lui, et la fille de la saltimbanque sont touchantes et souvent amusantes. Tout comme l'arrestation du bandit, grâce à Jiro justement, qui s'accroche à son dos après l'avoir découvert. Lorsque le bandit veut s'enfuir, il se retrouve nez à nez avec la lance du samouraï, qui ne fait à ce moment la que rentrer dans l'auberge, mais terrorise le voleur qui n'a qu'un couteau. La récompense reçue, et la scène ou la remise est faite par un policier, est elle aussi comique, mais dans un ton très pince sans rire. Alors que la déclaration est grandiloquente, que les honneurs et les remerciements viennent du plus haut de la hiérarchie, le samouraï ne reçoit qu'un diplôme.
  Cette scène (qui fait écho à l'une des dernières ou un simulacre de justice est rendu par le suzerain), et l'analyse qu'en livre Shojuro sont en fait l'un des messages clé du film: le pouvoir et les castes ne sont qu'une ombre, les hommes sont égaux, ils sont un et indivisibles, ils sont des individus - "Genta est Genta, Shojuro est Shojuro" répète à plusieurs reprise la samouraï à son serviteur - la hiérarchie est un fantoche et surtout elle crée des dissensions dans la société en maintenant des privilèges immérités. Les samouraïs qui le tuent en sont la preuve. Ils sont bien loin de respecter le bushido (à l'inverse de Shojuro qui aide et défend le peuple) puisqu'ils boivent et ne sont pas loin de violer des femmes. De plus Ils attaquent à 5 contre un simultanément. Contrairement à ces guerriers dépravés, Shojuro loue la simplicité et la fraternité naturelle des petites gens du peuple qu'il envie. Bien que leur vie soit dure et qu'ils affrontent de grands malheurs, il y font face avec courage et dignité, et surtout peuvent compter sur l'aide des autres. Alors que lui souffre et doute de sa condition, de ses mérites, son serviteur sourit tranquillement devant le spectacle de deux enfants à la plage, jouant avec le sable et discutant naïvement de leurs géniteurs : "Tu as un papa toi ? -Non. Et une maman ? -Non plus. Moi j'ai une maman !"

  Autre message, que décrypte pour nous le fils du réalisateur dans un long entretien, la musique de la scène de fin (au cours de laquelle Gonpachi (le porteur de lance) est acquitté du meurtre des assassins de son maître (puisque aucun véritable samouraï ne peut être tué par un serviteur) et s'en va vers sa destiné, avec les cendres de son maître et de son ami au cou) est accompagnée par une musique de propagande militaire utilisé au Japon dans les années 40. Mais ce que fait Gonpachi contredit et inverse le message de la chanson. Alors qu'au long du voyage il était fier d'être imité par le jeune Jiro, il le repousse violemment en lui criant "Non, ne devient jamais lancier !" et se détourne de lui. Très clairement, le message est pacifiste ou au moins antimilitariste, montrant l'inutilité des guerriers et surtout les souffrances entraînées par leurs activités.




  La présence de Mizoguchi dans la production me fait aussi penser à une autre idée sous jacente. Gonpachi, lorsqu'il venge son maître, oublie complètement les conventions dont il était étouffé, et qu'il tentait d’inculquer au jeune Jiro. Il attaque, arme à la main, des samouraïs, et les tue dans une marée de saké (puisqu'il a percé un énorme fût), en gesticulant, par des gestes anarchiques et désordonnés. Loin d'être un beau combat, c'est une lutte enragée où les protagonistes ne se contrôlent pas, que ce soit à cause de la peur ou de la colère. Ce serviteur, par amour pour son maître dépasse donc les limites qu'ils avaient pourtant toujours respecté et accomplit ainsi sa tache, bien que par la suite (et comme je l'ai déjà dit) il semble condamner férocement la violence et refuser d'apprendre à tuer au petit garçon.

  La lance a elle aussi son message. Au milieu de film, on apprend qu'elle est fausse. Shojuro voulant la vendre pour racheter au souteneur la jeune fille vendue, apprend par le marchand d'arme que c'est un faux. Loin d'être désabusé, il rit de sa mésaventure. Cette lance, qui était censé être sacrée et avoir été remis par Hieasu à ses ancêtres lors de la bataille de Sekigahara (qui vit les Tokugawa établir un shogunat qui devait durer 250 ans) ne signifiait déjà rien pour lui, elle n'était qu'ombre. Elle sera finalement l'instrument de la vengeance et de la mort.

  Shojuro récuse la société de caste par la réflexion suivante : "si les serviteurs sont l'ombres de leur maîtres, alors les maîtres ne sont que l'ombre de leurs suzerain. Mais de qui alors les suzerains sont-ils l'ombre ?" C'est ce qui fait qu'il invite Genta son serviteur à boire avec lui. C'est ce qui causera sa perte, à cause de l'arrogance et de la violence des samouraïs plus traditionnels, assis sur des privilèges qu’ils ne méritent pas et dont ils n’ont jamais remis en question la légitimité.

 

  Shojuro rappelle peut être la figure de Tomu Uchida décrite par son fils : un homme qui doute, qui voyage, qui apprend des autres et a des idées larges.

 

Le réalisateur semble avoir mis beaucoup de lui dans ce film, son premier après une traversée du désert durant laquelle il n'aura jamais vraiment cesser de penser au cinéma. Il filme avec soin et calme (les caméras de l'époque ne permettaient pas d'aller vite il est vrai) de long plans séquences. Même le combat final n'est qu'un plan, dont il a réglé lui même le déroulement. Sa façon de concevoir le Jidai Geki était novatrice à l'époque, se rapprochant dans sa mise en scène et ses idées d'Ozu. l utilise à merveille la relation entre Jiro et Gonpachi qui sont en réalité père et fils, ce qui a beaucoup aidé Uchida pour diriger l'enfant. Il ose faire des choses, des plans qui n'étaient pas orthodoxes. Un exemple intéressant en est donné dans le documentaire que j'ai déjà cité avec le fils du réalisateur. Celui ci explique un tour de passe-passe effectué par son père. Juste avant que le combat ne débute, Genta, le second serviteur du samouraï est à genoux pour supplier les adversaires de son maître d'arrêter. Pour que l'attention du spectateur se focalise sur les déboires de Genta sans avoir à faire un gros plan, Uchida a demandé à l'acteur de se lever afin de cacher son visage derrière un rideau.

 Autre moment marquant, quand l'émotion est à son paroxysme dans le petit groupe de voyageurs, un convoi de notable passe dans la rue opposée, avec force serviteurs en mare, richement vêtus et hurlant des "faites place au seigneur !". Uchida fait des aller retour entre cette procession luxueuse, réglé comme du papier musique et qui sonne faux, montre la superficialité de l'élite; et le groupe des voyageurs réunis dans l'auberge, qui dans sa simplicité et sa nudité montre plus de bonté, de joie et de profondeur de sentiment que tous les seigneurs réunis.

 

  Uchida, sans être aussi radical que ses successeurs commence à montrer les samouraïs et l'élite des guerriers du Japon autrement que sous leurs aspects héroïques, en dévoilant une réalité longtemps occulté dans des films lyriques et emphasés chantant les louanges des valeureux samouraïs invincibles. Ici peu de combat, et quand il y en a un il est très loin de l'académisme en vigueur, il ne cherche pas a exalter la perfection des coups portés par les adversaires mais à montrer tout ce qui n'est pas beau à voir lorsque des homme se battent à mort : la peur, la haine, la débandade, l'anarchie des coups. Il ouvre ainsi la voie à la déconstruction méthodique de la figure du guerrier qu'achèveront Gosha ou Okamoto par exemple.

 Son film reflète en mirroir un petit peuple généreux et solidaire, qu'il apprécie et à qui il veut rendre hommage. C’est bien sur à celui de son temps qu'il pensait, ceux avec qui il avait vécu, ceux dont il était originaire, ceux qui souffraient de la faim et du froid après la guerre, et pendant les pénuries. Ceux qui seront les héros de son chef d'oeuvre, de son film testamentaire, "Le détroit de la faim".

 

  Court, enlevé, le film serait assez joyeux sans cette faim tragique, qui vient assombrir un tableau plutôt positif. Dans tous les cas le film d'Uchida est un grand film, une oeuvre pleine d'humanité et de vie qui ouvre la plus belle partie de la carrière de ce Grand Maître, encore trop méconnu.





La fiche Imdb du Mont Fuji et la lance ensanglantée.

 

 

 

Carcharoth.

 

 



Publié dans Japon

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C
Au contraire, les paysans cherchent l'appui de samourais (plus vraiment nobles mais dépenaillé malgré leur statut de guerrier) dans les 7 sam., tandis que la c'est plutot le portrait pessimiste d'un samourai qui n'est plus en accord avec son temps. Et c'est son aide, non-noble qui le venge à la fin et s'en va, dégouté de la condition guerrière.
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A
Merci pour ce commentaire très instructif. Il me semble que ce film est a rapprocher avec les sept samurai de Kurosawa. En effet, dans ce film, on voit aussi des paysans qui s'opposent puis s'allient avec les nobles ( samurai ).<br /> A. NONYME
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