« La Ballade de l'Impossible - Norwegian Wood » de Tran Anh Hung : 20 ans, un temps pour vivre et un temps pour mourir
« La Ballade de l'Impossible - Norwegian Wood » de Tran Anh Hung : 20 ans, un temps pour vivre et un temps pour mourir :
Le film s'ouvre sur une image faussement paisible : un groupe de trois jeunes adolescents courent l'un derrière l'autre et s'échangent en riant et en jouant une glace qu'ils dégustent avec insouciance. Cette image, pleine de l'innocence et de la naïveté propre à l'enfance, hantera tout le film comme l'image d'un paradis perdu dont il est impossible de revenir. Car nos trois amis sont en partance, sans le savoir et sans le vouloir, vers l'âge adulte. La succession rapide et sèche de ces séquences faussement heureuses, peintures triviales d'une adolescence passée sous le soleil riant du Japon se poursuit pendant les premières minutes du film jusqu'à distiller une tension à peine perceptible, qui aboutit sur une rupture étonnante : les lents mouvements de caméra discrets en extérieur font subitement place à une longue séquence fixe à l'intérieur d'une voiture. Un jeune homme y monte, place des bandes de sparadrap sur les contours des portières, et fait parvenir un tuyau relié au pot d'échappement de la voiture. Il allume le contact, et s'asphyxie lentement, se laissant aller à l'abandon sur la banquette arrière, jusqu'à disparaitre et s'effacer dans l'épais nuage toxique. La voix-off du personnage principal nous annonce avec détachement le suicide de Kizuki, meilleur ami de Watanabe -notre narrateur.
Ainsi s'ouvre le film du cinéaste franco-vietnamien Tran Anh Hung, « la Ballade de l'Impossible », qui marque son grand retour sur nos écrans depuis sa trilogie vietnamienne couronnée de succès, et surtout depuis son échec « I come with the rain », thriller jamais sorti au cinéma en raison d'un conflit du réalisateur face à la production qui lui refusait le final cut tant prisé. Adapté d'un best-seller du célèbre écrivain japonais Haruki Murakami, son dernier film raconte, vous l'aurez compris, la jeunesse de Watanabe (Kenichi Matsuyama, très bon), dans le Japon des années 60 secoué par les révoltes estudiantines. Suite au suicide de son ami Kizuki, celui-ci quitte Kobe et part s'installer à Tokyo pour changer d'air et pour poursuivre son parcours à l'université. Seul et isolé, il y retrouve Naoko (Rinko Kikuchi, la sourde-muette du « Babel » d'Innaritu, superbe et terrible), ex-petite amie de Kizuki, fragile et renfermée, qui ne s'est toujours pas remise de la mort de son amour d'enfance. Les deux nouent une relation timide et discrète, chacun étant hanté par le souvenir de ce mort qui se dresse entre eux. Le soir des 20 ans de Naoko, Watanabe lui fait l'amour pour la première fois, mais celle-ci disparait le lendemain sans laisser de traces...Watanabe met alors sa vie amoureuse en suspension, blessé par la perte inexpliquée de ce premier amour, et noie sa solitude dans des relations sans lendemain. Jusqu'au jour où celui-ci reçoit une lettre de Naoko : celle-ci s'est retirée du monde dans une maison de convalescence et lui prie de venir la voir. Au même moment, Watanabe fait la rencontre de Midori (Kiko Mizuhara, qui apporte un vent de fraicheur), une jeune fille pétillante et pleine d'humour, qui ne demande qu'à l'aimer.
A la vue de « La Ballade de l'Impossible », une chose frappe d'emblée : c'est l'énorme talent du film à pouvoir surprendre les attentes balisées du spectateur, à déjouer et à jouer avec intelligence avec les lieux communs attendus, avec les topoï convoqués, avec les thèmes exploités d'innombrables fois, à savoir l'amour d'abord, et l'ébranlement individuel d'un être qui apprend à devenir un homme, ensuite. Car, en effet, en apparence, rien ne pourrait distinguer le film du vietnamien d'une intrigue sentimentale banale, avec son romantisme précieux, pudique, ses scènes d'amour douces et poseuses, ses jeunes adolescents les cheveux dans les yeux, mal dans leur peau et qui ne pensent qu'à l'amour et aux filles, le tout accompagnée d'une musique 70's doucement nostalgique et mélancolique (belle composition au demeurant de Jonny Greenwood, membre des Radiohead, qui signe une BO élégante, qui sait être mélodieuse mais aussi sombre et angoissante). De ces motifs, Tran Anh Hung en use et en abuse avec joie : ses personnages s'embrassent forcement dans des paysages enneigés saupoudrés de quelques flocons, ils sont tous beaux et angéliques, indécis et fragiles, déclarent leur flamme dans des tirades passionnées et pudiques, et évoluent dans des paysages naturels d'une beauté à couper le souffle, paysages état d'âme dont les tumultes renvoient aux conflits intérieurs des personnages (bords de mer secoués par une tempête, forêts baignant dans les rayons du soleil striés par les arbres, environnements urbains claustrophobes et qui isolent les personnages, plaines enneigées pures etc...). Ainsi l'esthétique du film, très soignée et léchée, propre et où chaque mouvement de caméra, d'acteur et même de brin d'herbe est pesé et calculé à l'avance, ne fait que souligner et sublimer tous ces motifs visuels pour le plaisir d'un spectateur en mal d'histoires d'amour déchirantes et passionnelles où tout connote un romantisme aujourd'hui banal et conventionnel, presque de carte postale. Mais qu'à cela ne tienne, Tran Anh Hung en est parfaitement conscient et ne sert pendant la première demi-heure du film que ce que le spectateur veut voir...pour mieux le déconstruire avec audace et génie par la suite, et ce, en un unique plan-séquence d'une violence et d'une crudité incroyable, faisant basculer le film d'un romantisme cul-cul vers des contrées morbides, angoissantes et lugubres sans retour...
Car disons-le franchement, derrière son titre de roman à l'eau-de-rose, « La Ballade de l'Impossible » est tout sauf une promenade digestive. Il se révèle plutôt une errance angoissée et à la violence étouffée, suffocante et âpre. Car en effet le tour de force du film est de conjuguer à cette extrême élaboration et sophistication esthétique et sentimentale, une dureté et une violence psychologique surprenante et presque choquante, contraste saisissant qui attrape le spectateur et le plonge dans cette tourmente existentielle, dans cette métamorphose douloureuse et subie d'êtres qui découvrent la violence du monde et tentent tant bien que mal de faire avec, de l'assumer et de la dépasser, pour devenir des individus à part entière. En effet, le suicide inexpliqué de Kizuki marque d'une certaine manière pour les personnages la chute du paradis, la fin de cet âge d'or innocent et insouciant de l'enfance, vers les troubles de l'âge adulte. Ainsi, Watanabe, Naoko et Midori sont des personnages aux prises avec le monde, consciences qui s'éveillent à l'univers, un univers tumultueux qui les dépasse comme le montre ces plans récurrents de manifestations étudiantes au milieu desquelles ils se trouvent mais dont ils restent totalement étrangés et désimpliqués. Là réside aussi l'originalité du film, qui est de ne pas nous montrer une jeunesse révoltée contre un ordre social, une hiérarchie quelconque (société, profs, parents...), qui se rebelle, mais au contraire de nous montrer des jeunes encore non-intégrés au monde et qui y jettent un regard teinté d'étrangeté, d'indifférence et d'incompréhension. Les jeunes de Tran Anh Hung se foutent de la politique, ils se foutent de la société, et leurs parents ne sont pas des obstacles puisqu'ils sont tous absents et évacués du film. Non, la seule chose qui importe vraiment, c'est l'amour, la vie et la mort, la douleur d'aimer et de ne pas l'être en retour, et tous les conflits identitaires qui s'y joignent. En résulte des personnages à l'épaisseur et à la densité psychologiques certaines, aux intentions floues, qui errent, indécis et perdus, dans un monde qu'ils ne savent pas comment habiter, comment occuper, dans lequel ils ne trouvent aucune place. Ainsi, se présentent à eux deux solutions, forcément tragiques : soit renoncer à vivre et rejoindre Kizuki, celui qui les a abandonnés, dans la mort, soit continuer à vivre et donc laisser mourir l'enfant en eux, pour devenir des hommes. Et c'est ces deux options, ces deux tensions qui structurent le récit, en font sa chair, ainsi que celle du personnage de Watanabe, qui doit choisir entre Naoko, cette fille qui ne veut pas être femme et qui se laisse sombrer avec le souvenir de Kizuki dans la folie et la mort, et Midori, jeune femme pétillante et bien vivante, elle.
Ainsi on comprend donc que l'intelligence de Tran Anh Hung a été de traiter son sujet, non à hauteur d'adolescent, ce qui aurait été trop lyrique, ni de manière distante, ce qui aurait été trop froid et désincarné, mais à travers le regard désenchanté -inévitablement mélancolique- de l'adulte. Par la même, Tran réussit l'exploit d'épouser le point de vue original de l'oeuvre de Murakami (à savoir Watanabe adulte, qui se rappelle ses années de jeunesse) sans pour autant en reprendre la structure narrative aujourd'hui académique et désuète (au cinéma) du flashback-flashforward. C'est par une narration quelque peu chaotique mais toujours chronologique que le récit se développe ainsi, soit par des ellipses brèves et ciblées qui dépeignent le quotidien vide de Watanabe dans son foyer universitaire, soit lorsque la caméra s'attarde longuement sur certaines scènes d'importance, faisant trainer l'action, faisant ressentir au spectateur les lieux, les corps et le poids du temps qui les soumet tous. Ainsi le film, dont l'âme est certes désenchantée et mélancolique, ne manque pas pour autant de chair, de corps et de sensualité, mais c'est une sensualité crue, primitive, torturée. La preuve en est de ces scènes de sexe sublimes et terribles, qui montrent les corps unis dans des ébats tristes, mornes, moments brefs mais intenses où les blessures -à l'image des corps- s'ouvrent et répandent leur chant de tristesse. Ainsi rarement le sexe, qui est un élément souvent fantasmé et sublimé au cinéma, n'aura été décrit avec autant de pudeur, mais en même temps relayé par la crudité du langage, notamment dans cette scène poignante où Naoko avoue sa frustration de n'avoir pu faire l'amour avec Kizuki. Chaque scène de sexe devient, sous la caméra de Tran, une petite mort, une perte de l'innocence, de la pureté, certes pleine de tendresse, mais profondément triste.
C'est donc par tous ces éléments que le film de Tran Anh Hung séduit et parfois surprend. C'est par ce mélange fort de douceur et de crudité, d'amour et de cruauté, que le film marque le spectateur, imprègne son esprit de cette transformation de l'enfant à l'adulte. Et le stade terminal de la métamorphose ne surviendra qu'au terme le plus extrême de la douleur. Après, il s'agira de l'expier, dans une catharsis profonde et radicale, à grand renfort de cris étouffés et de larmes épandues, mais succèdera à cette tempête une sérénité retrouvée, et la possibilité de poser un regard neuf et renouvelé sur le monde. Cela s'appelle l'éveil, et la première parole que ce nouveau-né prononcera, ce sera « où suis-je ? ». Voilà une ballade dont le chant résonne encore longtemps dans nos oreilles...
Ichimonji