Les démons à ma porte, par Ichimonji !
« Les Démons à ma porte » de Jiang Wen : Ne les laissez pas entrer :
2001, Jiang Wen, cinéaste chinois et acteur indépendant, sort « Les Démons à ma porte », une fable anti-militariste et humaniste qui reçut au festival de Cannes le Grand Prix.
Tourné en noir et blanc et se situant dans la région de Mandchourie en Chine durant l'occupation japonaise en 1937, le film raconte l'histoire de Ma Dasan, qui un soir, se fait mystérieusement menacer par un groupe de résistants chinois. Ceux-ci lui confient deux sacs dans lesquels se trouvent un soldat japonais et son interprète chinois, et lui donnent pour mission de les cacher et de les soigner jusqu'à ce qu'ils reviennent et les reprennent le temps venu. Ainsi, sous la contrainte, et aidé par son amante, une jeune veuve qu'il a mis enceinte, il dissimule les prisonniers dans sa cave et tente tant bien que mal de les aider -la chose n'étant pas simple, le japonais montrant beaucoup d'agressivité et de résistance, que l'interprète chinois essaie de dissimuler en faisant de fausses traductions des dires du soldat nippon. La situation est donc complexe, et l'incompréhension domine, chaque personnage étant pris dans une situation absurde qu'il n'a nullement choisi et qui le dépasse. Cependant, celle-ci devient de plus en plus critique, le soldat japonais tentant de nombreuses fois de s'échapper, risquant d'attirer des ennuis à Ma Dasan qui consulte alors secrètement le reste du village... On décide alors de liquider les deux captifs, les résistants chinois ne les ayant toujours pas récupérer après plusieurs mois d'attente. Or personne ne se décide à effectuer la sale besogne...
Voilà très grossièrement le fil conducteur de l'histoire de « Les Démons à ma porte », car celle-ci, au fur et à mesure que le film avance au cours de ses 2h30, prend de plus en plus d'ampleur et se termine dans une dizaine de minutes d'apothéose assez incroyables et totalement innatendues.
Le film se veut au départ une fable humaniste comique, assez joyeuse et menée tambour battant, en fanfare, avec une énergie débordante comme on pourrait la trouver dans le cinéma de Kusturica, avec son lot de trompettes, de personnages naïfs et complètement à coté de leurs pompes, le tout dirigé sur un rythme de farce. En effet, il est vrai qu'il faut souligner ici l'incroyable énergie avec laquelle Jiang Wen a fait son film, énergie qui se trouve dans le montage, nerveux et dynamique dans chaque scène, dans la façon de filmer caméra à l'épaule le plus souvent, et dans le jeu des acteurs qui s'égosillent dans des querelles farfelues totalement hystériques et absurdes, mais aussi dans l'écriture, dynamique, riche et vraiment très inspirée, de sorte que tous ses éléments confèrent au film une fraîcheur et une spontanéité qu'on avait pas vu depuis longtemps dans le cinéma...Ainsi là réside une bonne partie du charme de « Les démons à ma porte ».
Cependant, malgré cette légèreté de ton, si on regarde d'un peu plus près, ça fait mal, et pas qu'un peu, tant le miroir que tend Jiang Wen au spectateur sur l'Humanité, est d'une belle et terrible justesse. Et c'est alors que l'on si attend le moins, que surgissent l'horreur et la barbarie la plus totales montrées d'une manière crue et frontale. Ainsi, la force du réalisateur est d'avoir su jouer sur la naïveté de ses personnages, et du spectateur, pour mieux nous mettre sous les yeux le fond véritable de la nature humaine, constat définitif, amer, et pessimiste sur l'Histoire (celle de la Chine et du Japon en particulier) et sur les hommes, le film se terminant sur un terrible jeu de massacre, barbare et brutal, entre soldats japonais et villageois.
Le film est aussi l'occasion de jeter un regard sur une page de l'histoire pas nécessairement connue (les metteurs en scène chinois actuels préférant se tourner sur la secousse communiste de Mao ou encore sur les ravages de la Chine moderne) et ce, avec une hauteur et une lucidité telle que l'on a pu les trouver récemment chez Clint Eastwood avec ses « Lettres d'Iwo Jima », ou encore Ang Lee et son très classieux « Lust Caution ».
Ainsi la question reste la même, celle que la Seconde Guerre mondiale a toujours posée, et qui est de se demander comment des hommes dits civilisés, cultivés, modernes et moraux, ont pu alors se livrer sur la planète entière une guerre terrible et inédite dans la cruauté, dans l'horreur, dans la destruction, et dans sa perfection technologique d'anéantissement et de meurtre (bombe atomique et chambres à gaz)...Ainsi on peut remarquer que conjointement « Les lettres d'Iwo Jima », « Lust Caution » et « Les démons à ma porte » font chacun à leur manière le même constat : celui d'un échec de la civilisation et des hommes à pouvoir vivre un jour ensemble, unis, et en paix, et ce malgré les différences linguistiques, culturelles, raciales...Et cela est d'autant plus terrible et amer, que pourtant les hommes sont capables du bien, et le film le montre très nettement à travers l'entente qui finit par s'installer de manière totalement inattendue entre Ma Dasan et le reste du village avec le soldat japonais captif, qui, s'il était violent au début, l'était plus par crainte que par réel désir meurtrier, et celui-ci finit par s'émouvoir de la dévotion qu'ont ses geôliers à se soucier de lui et de son bien être (d'autant qu'aucun ne se résoud à l'exécuter...).
Ainsi un accord arrive à être trouvé entre les deux partis, les villageois d'une part, qui souhaitent libérer le soldat et l'interprète, puis ces deux captifs, qui souhaitent tout simplement être relâchés. Cependant voilà qui est sous-estimer l'honneur pointilleux des soldats japonais et de l'armée ! Car dès lors que les villageois amènent le soldat et son interprète à la caserne militaire, le soldat se fait passer à tabac car il ne s'est pas suicidé conformément au sacro-saint code samouraï ! Et le voilà cette fois-ci menacé de mort par ses propres amis, mais là encore, un compromis finis par être trouvé, et les pauvres villageois affamés sont récompensés par un présent généreux de plusieurs charrettes de grain, accord qui va se conclure en une petite fête au village, où tout le monde est convié, villageois chinois, et soldats nippons. On bois, on mange, on partage, on chante ! L'ambiance est à la fête et la beuverie va à bon train. Mais alors le colonel nippon, ancien amis d'enfance du soldat libéré, ne supporte pas de le voir si proche des chinois qu'il appelle « leur pères et mères ». L'incompréhension s'installe, se meut en angoisse, puis tout sombre dans la terreur, et le massacre se déclenche, inévitable...
Ainsi on comprend mieux aujourd'hui le fossé et la haine, encore très vivace chez les populations, existant entre Chinois et Japonais, mais qui s'est pourtant formé à cause d'une situation totalement absurde, la guerre, ainsi que du fait de l'absurdité et l'inhumanité du code militaire, qui déchaîne les sentiments violents et justifie le meurtre au nom du devoir pour la patrie. Et pourtant, ils sont beaucoup plus semblables qu'ils ne se divisent, et c'est là l'un des constats du film, très intéressant, que Jiang Wen met en valeur sans aucune tentative de diabolisation de l'occupant, ni de victimisation des villageois chinois, puisqu'au final les deux camps seront aussi barbares l'un que l'autre. Après l'occupant japonais, c'est bien évidemment l'occupant américain et le gouvernement chinois qui reviendront et qui enclencherons le phénomène d'épuration des populations, tout aussi cruel et inhumain. Ainsi le film montre bien la folie de l'Histoire, qui est un cycle continuel de création et de destruction, où les bourreaux d'aujourd'hui sont les nouvelles victimes de demain...
Et c'est alors que l'on quitte Ma Dasan, lui qui ne voulait que trouver un terrain d'entente et donner de la joie et du bonheur à son village, mais qui a tout perdu, y compris son humanité... Ravagé par la haine, il se fait exécuter par le même soldat japonais qu'il avait pourtant gardé et dont il s'était occupé pendant de si longs mois...Rien à redire.
Ichimonji