Le Cimetière de la morale, Fukasaku, 1975

Publié le par Nostalgic-du-cool

# 8 Le Cimetière de la Morale (graveyard of honor and humanity / Jingi no Hakaba), Kinji Fukasaku, 1975





 
 
Un article est déjà présent sur le blog, mais comme celui de Tetsuo il remonte et manque de contenu. ce top 10 est donc la parfaite occasion pour réalisé la révision intégrale !



 Le cimetière de la morale est un des films préférés de son réalisateur, qu’il juge lui même comme atypique dans sa filmographie. Si aujourd’hui et en occident les présentations commerciales le rattache surtout à Battle royal I&II, il faut surtout savoir que c’est un réalisateur mythique du Japon, spécialiste du film de yakuza -même s’il a pu à l’occasion s’intéresser au chambara (et lui donner un ton plus violent, désabusé et sanglant, à l’instar de Gosha) où au film catastrophe- auquel il a donné un ton nihiliste, violent et sanglant. Le cimetière de la morale vient après une série télé de six films (réalisés à cause de l’échec commercial de son précédent long métrage) qui démolissaient le mythe et la figure du Yakuza, en même temps qu’ils mettaient en scène une société japonaise malade. Paradoxalement le succès fut immense, et on comprend aisément que le Cimetière de la morale connut le même sort lors de sa sortie.

 Retraçant la vie de Rikio Ishikawa, le film dresse le portrait sombre et violent du milieu yakuza tokyoïte via ce personnage exubérant qui semble incarner le japonais typique d’après guerre, type que connaît bien Fukasaku, né en 1930 et qui avait donc 15 ans lorsque le Japon sortit vaincu de la guerre. Le héros donc est un gamin intelligent mais ayant perdu très tôt sa mère, qui rêve de devenir yakuza. Aussi entre-t-il très vite dans le clan de Kawada, a qui il voue beaucoup d’admiration et pour qui sa fidélité est sans borne. C’est d’ailleurs à cause d’elle qu’il fait de la prison, pour avoir battu un yakuza qui insultait son chef. A sa sortie, le monde et le clan ont changés, la guerre vient de s’achever et les américains occupent le Japon. Le pouvoir politique est faible et les yakuzas font leur loi, certains cherchant même à se faire élire grâce à leur nombreuse “clientèle”. Les territoires sont redéfinis ainsi que tacitement, les règles de ces mafieux qui touchent à tout : jeu, prostitution, alcool (de mèche avec l’armée américaine) et drogue, bref tout ce qui est illégal, réclame peu de travail et rapportez beaucoup. Rikio lui est toujours le même, extravaguant, très susceptible et capable de coups de tête et d’accès de violences aussi soudain qu’inattendus. Très vite son chef le remet à sa place et lui explique les nouvelles donnes, mais Ishikawa y reste sourd, défendant toujours à sa façon l’honneur du clan et sa mainmise sur le quartier. Ne pouvant plus faire autrement le parrain du clan Kawada l’exile à Osaka pour qu’il se fasse oublier. Malheureusement il commence là bas à se droguer de façon dure, et son comportement déjà limite s’accentue. Il rentre alors à Tokyo, où il sème une panique monstre, se mettant à dos deux clans et les forces de police... La fin est quasi inévitable, même si un miracle de dernière minute laisse penser un instant qu’il ne mourra pas de ses folies, il finit bien par se suicider, laissant gravé sur le mur de sa cellule “30 ans de vie, 30 ans de bordel, quelle rigolade !).


 Le Cimetière de la morale semble donc être un film de yakuza classique (et en effet classique il l’est devenu), mais sous ses airs d’entertainment et de film de gangster, Jingi no Hakaba cache une réflexion intéressante et lucide sur le Japon de l’immédiat après guerre, période au cours de laquelle la façon de reconstruire a orienté durablement le pays, et où tout ou presque semblait possible. Mais c’est aussi bien sur une époque très dure pour bien des japonais, pour l’économie du pays et son moral, bien bas après la défaite. Fukasaku filme un drôle de héros, parlant peu, fumant beaucoup et aux principes bien arrêtés. Si le réalisateur juge bon de présenter son enfance (le film est en effet construit un peu comme un documentaire, rappelant qu’il est basé sur une histoire vrai)et de dire qu’il a toujours voulu être yakuza, c’est pour bien ancré dans la tête du spectateur que Rikio est un têtu, un fort caractère et un bagarreur qui savait ce qu’ils voulait dans la vie : être yakuza. Et il n’a jamais fait de concessions à sa morale pour y arriver ou pour obtenir quoi que ce soit dans la vie.



 Fukasaku montre là deux choses à propos des yakuzas, tout d’abord que ces clans étaient pour bon nombre de leurs membre leur seule famille, et deuxièmement que contrairement au héros, leur morale et leur code d’éthique était flexible et extrêmement pragmatique (ce en quoi les chefs yakuzas ont toujours été très proches des politiques au pouvoir).

 Ainsi, comme on l’a vu il y a peu, Rikio a perdu sa mère très tôt, et on ne lui voit aucune attache familiale durant tout le film. A peine entretien-t-il une relation étrange, débutée sur un viol avec Chieko, jeune courtisane (il ne sort pas de son monde d’économie souterraine) qui se marie avec lui peu de temps avant son ultime incarcération. En dehors d’elle le clan, et les yakuzas en général sont sa seule famille, d’adoption, choisie (par défaut pourrait-on dire) avec qui il passe sa vie, partage ses seuls loisirs. Il semble même que tous les yakuzas du clan partagent la même salle pour dormir, au sein du QG du clan Kawada (comme s’est écrit sur la porte du bâtiment). On ne voit jamais Rikio dans son éventuel appartement. Il n’a pas d’autre foyer que son clan; et lorsque celui ci le bannit à Osaka il vit dans un dortoir où lorsqu’il se paye des prostituées, ses voisins de chambre le lorgnent sans gêne aucune. Donc, pour lui mais aussi pour ses camarades le clan est une famille, et même la seule famille. Et ce n’est pas une légende, puisque cette mafia a longtemps (et encore aujourd’hui) joué un rôle très social, non seulement dans la “pacification” de quartiers entiers mais aussi dans l’accueil des laissés pour compte et des marginaux. Fukasaku dans son film ne montre pas tellement cet aspect de la mafia pour mieux appuyer sur ce qui fait mal, mais il est réel.

 Néanmoins, il ne faut pas surestimer ce rôle “positif” des yakuzas qui sont avant tout la pour faire de l’argent et posséder une part de pouvoir. Et ils savent se montrer habile dans cette grande période de reconstruction (et de troubles, corollaires inévitables). Comme je l’ai dit plus haut aucun trafic ne leur échappe, des filles à la drogue dure en passant par le jeu et l’alcool; trafics qui bien sur sont connus de tous mais, par manque de moyen ou corruption, personne ne vient les empêcher. on voit par exemple un colonel de l’armée américaine venir régler les détails d’un partenariat en ce qui concerne l’alcool, tandis que la police n’essaie jamais de faire stopper l’activité des tripots qui ont pourtant pignon sur rue et sont entourés de prostituées rattachées au clan de yakuza du coin. On peut aussi parler du grand ponte local qui se présente aux élections législatives, dans l’espoir de cumuler grâce à sa “popularité” les différentes casquettes. Parrain et député du quartier, qui pourrait lui barrer la route ? Pour ces grands yakuzas il n’y a pas de code qui tienne, en tous cas pas quand celui ci les dérange. Lorsqu’il s’agit d’exclure Rikio, le code est de mainte fois mis en avant, mais lorsqu’ils mènent leurs affaires, ces chefs ne s’embarrassent pas d’honneur, de respect ou de territoire à sauvegarder. Seul compte le pragmatisme, l’efficacité, la réussite. Ils ont bien assimilé que chaque chose a un coût, et que chaque coût en moins est un peu plus dans leur poche. Ils gèrent leur clan comme une entreprise, un goût du risque prononcé en plus pour certain.




 Tout cela est bien lointain pour Rikio qui bien qu’intelligent n’aime pas cet esprit cynique. Aussi lorsqu’il voit un yakuza d’un clan adverse faire ses affaires sur son territoire, il réagit violemment. Lorsqu’on insulte son chef, il cogne, surine sans chercher à comprendre. Et lorsque son chef le désavoue et ruine lui même l’honneur du clan, il l’attaque à coup de couteau. Pas de demi mesure et de compromis avec ce yakuza ci ! Cimetière de la morale dit le titre. Comme par hasard l’un des derniers espace où l’on voit Rikio est un cimetière, où est enterré sa femme et son ami, et où il aura lui aussi sa place par la suite. Dans la tombe sont aussi enterré l’honneur et l’humanité; c’est en tous cas ce qu’a fait graver Rikio !


 La mise en scène de Fukasaku est pour ce film innovante, très dynamique, avec des plans de trois quart, rapides, un montage époustouflant, des moments de caméra à l’épaule alternés avec des choses plus posées, le tout saupoudré d’une musique tout à fait honnête, que j’aurai envie de rapprocher de celle d’un Morricone sans génie mais tout de même efficace.


 Le Cimetière de la morale est noir, presque nihiliste, on n’y voit pas poindre le  moindre espoir pour ce yakuza qui appartient au monde d’avant guerre et se retrouve confronté à celui de l’après. Inadapté, quasi seul, son parcours est violent, chaotique mais plein d’humanité, on ne peut s’empêcher de le plaindre, d’espérer un redressement, un sauvetage miraculeux par l’amour. Mais non, c’est la drogue qui arrive dans sa vie et l’emmène au creux de ses bras jusqu’à la tombe. Il aura vécu, et nous avec 30 ans de Japon, dont une dizaine dans l’après guerre. 30 ans de bordel dans lesquels il aura bien rit, faisant fi de tout et vivant sa vie. Peut être après tout est la morale, ab absurdo, de ce film étonnant et merveilleux malgré sa noirceur.




 Carcharoth


Liens:
http://www.midnighteye.com/features/focus_fukasaku.shtml

Ancien article sur le blog

L'article de Wildgrounds





Publié dans Japon

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