L'anguille, thérapie réciproque de deux désirs mal assouvis.

Publié le par Nostalgic-du-cool

L’anguille, Shohei Imamura, 1997, palme d’or à Cannes la même année.



Collection Christophe L.


Inspiré du livre « Yami Ni Hirameku » de Akira Yoshimura.

 

Avec : Koji Yakusho (Babel, mémoires d’une Geisha), Misa Shimizu (De l’eau tiède sous un pont rouge, Dr Akagi), Mitsuko Baisho (Dreams, Kagemusha, la vengeance est à moi,…), Akira Emoto (Zatoichi, Dr Akagi), Fujito Tsuneta, Sho Aikawa (Gozu, DOA 1, 2 et 3)…

 

Les palmes d’or asiatiques sont bien rares, la plupart (la totalité ? Non, « Adieu ma concubine » est chinois !) sont japonaise. Sur ce blog est déjà critiqué « La Balade de Narayama », du même réalisateur, à savoir Imamura, immense bonhomme du cinéma mondial, qui a travaillé pour Ozu (entre autre !) et qui a formé la génération des Miike et Tsukamoto.

 Encore une fois chez Imamura, c’est un film simple et qui parle d’une population plutôt défavorisée, et au moins ici, enclavée. Au début du film l’un des habitant fait un calembour japonais en comparant le nom de la province (Sawara) à celui du désert (Sahara). Blague que l’on ne comprend pas bien au début puisque tout est verdoyant et fleuri, mais dont on saisit le sens une fois que l’on a vu le nombre d’habitant du coin… Chose qui mine de rien n’est pas rare au Japon, quoiqu’on puisse en penser en voyant la densité et les images de la mégapole Tokyoïde. Toujours est il que le film, dont je célèbre les 10 ans de « palmitude » tout en souhaitant rendre –tardivement- hommage au réalisateur qui nous a quitté il y a un peu plus d’un an aujourd’hui (30/05/2006), raconte l’histoire de la réintégration d’un homme dans la vie.

 Mr Yamashita a en effet tué sa femme qui le trompait pendant qu’il allait à la pêche. Suite à une lettre anonyme, il rentre plus tôt que prévu et vérifie à ses dépend la véracité des accusations portées. –Ah oui, tant qu’on y est, je vous préviens tout de suite de l’absence totale de spoilers ici, puisque le film ne cherche pas vraiment à développer un suspense, même s’il y a une histoire et une évolution, voire des rebondissement…- Lorsqu’il trouve les deux amants au lit, en train de faire l’amour bruyamment, il range posément ses affaires de pêche, saisit un couteau, rentre sans faire de bruit dans la chambre et donne un coup à l’homme de dos (dont on ne voit jamais le visage d’ailleurs), puis reste droit face à sa femme, qui le regarde d’un air un peu ébahit. Il semble réfléchir quelques instants, puis poignarde sa femme à de nombreuses reprises. Il enfourche ensuite son vélo, maculé de sang sur la moitié du corps, et va se rendre à la police en sifflotant.




 Comportement un peu surréaliste, que l’on retrouve à la scène suivante, huit ans plus tard, lors de sa libération. Le détenu Yamashita marche au pas dans les couloirs, salue tous les gardiens respectueusement et se conduit avec déférence envers le directeur de la prison qui lui explique les quelques règles de la liberté conditionnelle. Ça nous change des scènes de prison américaines plus que désordonnées. Le détenu conditionnellement libéré repart donc avec son agent de probation, le moine Nakajima. Il commence à réapprendre avec lui la vie courante : Ne plus marcher au pas, ne plus marcher derrière la personne à qui l’on parle, etc…




Il récupère un petit pécule que lui avait laissé sa mère, et pense ouvrir un salon de coiffure, puisqu’il a appris ce métier en prison. En parlant de prison… J’aurais pu vous révéler l’origine du titre plus tôt, mais bon… Il a en effet élever une anguille en prison durant tout son « séjour ». Animal qu’il n’a pas manqué d’emporter à sa sortie. Voila. On apprend lors d’une discussion entre le bonze et sa femme que Yamashita ne semble pas nourrir de remord par rapport à sa femme. Cela ne l’empêche pas de racheter un salon de coiffure désaffecté, sur une route déserte, au milieu de nulle part, pas très loin de l’entrepôt d’un charpentier du nom de Takasaki que le bonze connaît bien. Il se lie assez vite avec Yamashita qu’il emmène pécher avec lui. L’anguille notamment, ce à quoi ne peut se résoudre le brave homme qui aime trop la sienne pour pouvoir faire souffrir ses congénères. Un jour, en allant chercher de la nourriture pour la sienne, il découvre une jeune femme endormie après avoir avalé toute une boite de somnifère. Il se dépêche d’aller chercher de l’aide et des témoins, se rappelant les mises en garde du directeur de la prison, l’enjoignant à ne jamais se mêler à de situations anormales.




La jeune femme sauvée, elle est hébergée chez le bonze et sa femme, le temps de sa convalescence. Mais très vite elle exprime le désir de rester dans ce coin un peu perdu et de travailler chez Yamashita, son sauveur. Celui-ci accepte, on ne sait pas très bien pourquoi, peut être à cause de la ressemblance entre cette femme et sa femme, dont le corps ensanglanté lui est apparue en voyant Keiko (car c’est la son nom) étendue inerte sur le sol…

 Petit à petit une amitié se développe entre les deux être, qui reprennent goût à la vie en s’entre aidant et en s’intégrant au petit groupe d’habitant folklorique qui passe régulièrement. Il y a le chercheur d’extra terrestre, le charpentier pêcheur, l’inactif à la décapotable pas chère, le bonze et sa femme. La vie est belle, tout semble aller de mieux en mieux, les clients affluent et la rumeur commence à circuler. Même si Keiko vit et dort toujours chez le prêtre, on lui prête une liaison avec le coiffeur. Celui-ci semble s’en moquer, tout comme la jeune femme, qui nourrit pourtant un début d’amour envers son employeur qui l’ignore complètement… Tout cela se fendille lorsque la coiffeuse modèle appelle les éboueurs afin de nettoyer les ordures qui étaient entreposées dans l’arrière cour. L’un d’eux est un ancien co-détenu de Yamashita qui lui reproche de ne pas se repentir de son crime. Le coiffeur craint alors que celui-ci ne révèle son origine et son meurtre aux yeux de tous et notamment de Keiko. Ce que ne se prive pas de faire Tamotsu (l’éboueur repris de justice) lorsqu’il surprend Keiko en train de vomir un soir sur le chemin du salon de coiffure. Il interprète tout de suite cela comme une grossesse (il ne se trompe pas pour une fois) et tente de la violer.



Quelques temps plus tard il passe chez son ancien camarade pour coller sur sa devanture un sutra et un « tueur de femme », censé l’aider sur la voie de la rémission. Le soir suivant il vient voir l’effet produit, et ne trouve rien de bon. Suite à ses provocations il se bat avec Yamashita, et cela finit par un bain forcé, après quoi il déclare, analysant le meurtre du coiffeur « Tu crois qu’y a pas pire défaut que la jalousie, tu te trompes, la jalousie c’est naturel. Ta seule faute dans cette histoire, c’est d’avoir était humain ». La grossesse de Keiko est confirmée, et son passé la rattrape en même temps que Yamashita. Son ex-mari vient en effet lui rendre une petite visite, afin de récupérer l’argent de sa belle mère, dont il a grand besoin, la crise financière sévissant. Par divers flash-back on en apprend plus sur la situation : la mère de Keiko est folle, elle se prend la plupart du temps pour Carmen et balbutie des mots d’espagnol en dansant le flamenco. C’est cet environnement que la jeune femme a tenté de fuir en se suicidant, alors qu’elle était enceinte… Suite à l’intrusion de son mari, elle repart à Tokyo récupérer l’argent de sa mère, pour qu’on ne le lui vole pas. Dojima, le mari volé, débarque alors dans la petite localité et assaille le coiffeur et ses amis, afin qu’il force Keiko a restituer le livret. Juste à ce moment la, elle est en train de le confier aux bons soins du moine. Apprenant les difficultés de Yamashita, elle fonce chez lui avec le bonze et sa femme, qui interviennent en pleine dispute, malgré la présence d’un policier, qui seul ne peut rien face aux gardes du corps du financier et à la hargne des amis du coiffeur. Elle arrive enfin et calme la situation en invitant son mari au commissariat, puis en l’assommant avec la nouvelle de sa grossesse (elle lui cache qu’il est le père et fait croire qu’il s’agit du coiffeur qui rentre dans son jeu, dévoilant sans doute par la ses sentiments) et à coup de bâton (elle brise d’ailleurs par accident l’aquarium de l’anguille).


 



 

A cause de cette rixe, Yamashita doit retourner pour un an en prison, après avoir demandé à Keiko de l’attendre avec le bébé, qui comme celui des anguilles n’a pas de père connu et a fait un long voyage pour arriver à destination… Lui-même accomplit le voyage de l’anguille japonaise, qui fait un voyage pour frayer, puis revient vivre dans les eaux douce, tranquille, dans la boue. Le film se clôt par une fête en l’honneur de la grossesse de Keiko, lors de laquelle Yamashita relâche son anguille, puis, juste avant de devoir aller en prison, accepte le casse croûte de keiko,qu’il avait toujours symboliquement refusé, comme signe de non compromissions avec une femme. Enfin, la voiture part avec le détenu, et Keiko discute avec l’homme qui attend les extraterrestres. Tout deux, dans leurs paroles, montre une belle confiance en l’avenir et un fier optimisme au travers d’images symbolique. (L’un la discussion sur le retour des anguilles, et l’autre sur la confiance en la venue des E.T.)

***

Et voila un résumé que l’on peut qualifier de court et de synthétique… Je vais néanmoins continuer un peu à déblatérer. Le sujet du film, au-delà de la réintégration des prisonniers dans la société (et pour Yamashita dans la vie tout court), est le désir, refoulé ou pas et tout ce qu’il peut engendrer. Désir, jalousie, deux sentiments intimement liés dès le début. Désir de sa femme, mais jalousie de l’amant, ou tout simplement de sa compagne si l’on retient l’hypothèse selon laquelle il n’y a pas vraiment d’amant ni de lettre dénonciatrice, mais simplement un désir sexuel frustré, une jalousie maladive à l’égard de sa femme, objet désiré mais pas contenté, donc désir non assouvit, remplit, dépassé. Sa maladresse sexuelle et sa timidité étant évoqué moqueusement par Tamotsu Takasaki, qui est un petit peu le révélateur de Yamashita dans le film. Cette vision du film que je suis en train d’évoquer est assez psychologique et vient s’ajouter à celle, plus sociale, sociétale que l’on peut noter dans le résumé. Elle est le prisme individuel à partir duquel on peut faire rayonner une description plus générale de la société japonaise telle que la verrai Imamura. Pour en revenir à ce cher Yamashita, on peut voir la continuation de son « problème » lors de la scène où le charpentier lui apprend à pécher l’anguille avec un Harpon, chasse virile, violente, dont l’instrument ne peut être qu’interpréter phalliquement. Il est lancé vers l’anguille (féminine) et la transperce littéralement.



Voyant que ce moyen ne convient pas du tout au coiffeur, le charpentier change de méthode et utilise un ustensile qui évoque au contraire un sexe féminin, il s’agit en effet d’un long tuyau au fond duquel l’anguille vient se piéger pendant la nuit… Moyen bien plus doux qui ne blesse pas le poisson, qui joue la un rôle symboliquement masculin. A ce moment du film, c'est-à-dire peu de temps après la sortie de prison et avant qu’une véritable relation s’installe entre Keiko et Yamashita, cette scène sert à montrer que l’ex-détenu ne s’est pas encore débarrassé de ses démons. Cela sera confirmé par le fait qu’à chaque retour de pêche il ignore superbement les présents amoureux ou aux moins attentionnés de Keiko, signifiant par la qu’il est encore incapable de se lier d’une quelconque manière avec une femme, ne serait ce que sur le plan culinaire (mais la nourriture n’est elle pas parfois utilisé comme révélateur de la sexualité, comme aphrodisiaque, ou dans les métaphores amoureuses ?).




La nourriture d’ailleurs pourrait servir à suivre l’évolution des relations entre le coiffeur et son aide « shampouineuse ». Elle lui prépare des petits plats, etc., il refuse encore souvent au début, fait lui-même sa vaisselle, etc… (Fait aussi sa cuisine seul quand elle part pour récupérer l’argent de sa mère, je m’avance mais on pourrait peut être dire que les repas et la nourriture sont un révélateur intéressant sur leur sentiments respectifs…). Ce n’est qu’avec le temps, l’intervention de Takasaki (l’ex-prisonnier éboueur) et de longues discussion avec son anguille qu’il arrivera à dépasser et à vaincre ses peurs. Il remettra ainsi son poisson à l’eau, et s’y jettera avec lui, acceptant son retour en prison, voyant sa « nécessité », pour mieux retourner auprès de sa femme et de leur enfant, fruit de l’amour d’un autre, mais accepté et revendiqué comme celui du sien par Yamashita. Comme l’anguille il part vers son voyage initiatique, vers l’équateur, afin de revenir vers les fonds boueux, son trou perdu, mais heureux et avec un enfant…

 

L’anguille (Unagi en VO, il parait que ça fait mieux de toujours mettre le titre non traduit !) est un film qui ondule (pas comme la tôle, comme le poisson !) entre social et psychologique, ne choisissant pas vraiment son camps, ce qui fait à la fois sa force et sa faiblesse, puisqu’il arrive à traiter deux aspects complémentaires à la fois, mais pas vraiment à fond. Il décrit la vie simple de ces gens, qui touchent sans doute au vrai bonheur dans leur petite communauté, qui se regroupe et s’entre aide dès qu’un élément extérieur menaçant apparaît (Dojima pour ne pas le citer). Ceux qui par contre font preuve de bonne volonté sont parfaitement intégrés et peuvent ainsi, grâce à cette « thérapie », soigner leurs âmes.  

 Imamura comme à son habitude n’use pas de grands effets, de sentiments grandiloquents ou d’images chocs, même s’il filme quelques scène érotiques, à sa manière bien sur, c'est-à-dire comme n’importe quel acte de la vie, et désacralise un peu ce moment qu’on trop l’habitude de voir « spécialement » dans nos films. Il met en scènes de fleurs, des arbres, un fleuve aussi bien que ses acteurs, qui sont de très grands artistes du cinéma nippon, comme auront pu le remarquer ceux qui ont lu leur filmographie sélective… Et sous la férule (la férule, et je dirais même plus le commandement, la direction, le glaive, le clap vigoureux) d’Imamura, ils donnent la pleine mesure de leur talent en nous servant une prestation remarquable de justesse et de sobriété. Deux qualités bien japonaises me direz vous, certes, mais ne tombons pas dans les préjugés !

 

 Pour quelqu’un qui vient de voir la très roumaine palme d’or 2007, je peux vous dire que voir les fleurettes mauves et l’empathie qui se dégage de celle de 1997 fait du bien et redonne un peu de légitimité à cette récompense. Ici pas d’avortement glauque, la femme garde son enfant, l’homme va en prison avec joie et sous le soleil. La fin est bucolique, une barque, avance paisiblement sur le fleuve, le générique défile sur un fond musical gai. (Pas de Freddy Mercury, juste joyeux). Je le conseille donc vivement à tous les cinéphiles et gens aimant ce genre de film, qui ne se prend pas trop la tête, ne dramatise pas tout, mais traite avec profondeur et une gravité joyeuse, souriante, les problèmes de la vie.

 

 

Analyse bien plus détaillée ici. 

Carcharoth



Publié dans Japon

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